Sculp. fiction. Sculptural, scriptural, figural :
une approche médiale de la fiction

- Benoît Tane
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Dans ce contexte, l’empreinte pouvait être l’outil d’une représentation qui n’est pas une représentation au sens d’une imitation mais une « simple » reproduction par empreinte. Et en ce sens, elle pouvait ne pas engager de polémique esthétique et poétique (puisque née d’un procédé spécifique), contrairement au siècle suivant avec la fameuse statue de Clésinger ou les reproches de moulages faits à Rodin. L’empreinte s’avère ainsi une modalité particulièrement problématique au sein même d’une approche académique de la sculpture : Georges Didi-Huberman a bien montré sa dimension archaïque (plus qu’archaïsante) et pourtant ou pour cela son importance dans les avant-gardes [36].

C’est surtout pour nous une modalité problématique dans ses liens avec l’écriture et la fiction. La fiction, comme façonnage, est tirée du côté d’un travail d’élaboration progressive, de la mise en forme de l’informe. C’est de ce côté que l’on tire le mythe fondateur de l’articulation de la sculpture et de la fiction, celui de Pygmalion. A l’inverse, la fiction comme empreinte ou comme moulage ouvre la voie à une pseudo immédiateté, voire au brut, au prélèvement suivi de l’exposition. Il nous semble que cela ouvre des perspectives dans l’articulation avec l’écrit : cela rejoint la question du statut d’un objet textuel tiré sinon du « réel » du moins d’un environnement et d’un contexte non explicitement littéraire et qui acquiert, par le fait même de sa sélection une littérarité. La fiction est produit qui se présenterait comme sans processus, sans origine, voire acheiropoïète, c’est-à-dire sans qu’on y ait mis les mains.

Il n’est donc pas nécessairement besoin, dans cette modalité du prélèvement et de l’exposition, d’un montage par lequel, par rapprochement ou par contraste, les objets prélevés feraient l’objet d’une manipulation, dans tous les sens du terme, qui participerait seule du sculptural. Encore une fois, prélèvement et exposition sont aussi un geste sculptural, minimal et revendiqué comme tel.

 

Lecteur sculpteur/modeleur ; lecteur pris dans la fiction

 

Le sculptural d’un texte, s’il existe, est-il à rechercher seulement du côté d’un écrivain-sculpteur ? Cette notion poserait problème car il ne s’agirait pas d’un sculpteur qui serait aussi écrivain ni même de la situation inverse mais d’un écrivain qui pratiquerait l’écriture sculpturale.

Ce serait oublier à quel point la notion d’œuvre littéraire s’est enrichie par l’apport des théories de la lecture. En d’autres termes, le sculptural d’un texte tient-il au lecteur, à sa réception ? Pour cette importante question à part entière, nous renvoyons à l’article de Claire Gheerardyn.

En revanche, un argument trouvé chez Blanchot me semble intéressant : la sculpture apparaît dans L’Espace littéraire comme l’opposition la plus radicale au texte. Blanchot commence par comparer, et opposer, la réception des textes, par la lecture donc, et celle des œuvres d’art musicales et picturales, qui relèverait d’un « don » alors que la lecture, doit-on comprendre, est une compétence qui s’acquiert : « Il faut être doué pour entendre et pour voir. Le don est un espace clos – salle de concert, musée – dont on s’entoure pour jouir d’un plaisir clandestin » [37].

La sculpture apparaît dans un deuxième temps, comme un cas exacerbé de cette opposition au texte :

 

L’œuvre plastique a sur l’œuvre verbale l’avantage de rendre plus manifeste le vide exclusif à l’intérieur duquel elle semble vouloir demeurer, loin des regards. Le Baiser de Rodin se laisse regarder et même se plaît à l’être, le Balzac est sans regard, chose fermée et dormante, absorbée en elle-même jusqu’à disparaître. Cette séparation décisive, dont la sculpture fait son élément, qui, au centre de l’espace, dispose un autre espace rebelle, un espace dérobé, évident et soustrait, peut-être immuable, peut-être sans repos, cette violence préservée, en face de laquelle nous nous sentons toujours de trop, semble manquer au livre [38].

 

Et plus loin :

 

La lecture fait du livre ce que la mer, le vent font de l’ouvrage façonné par les hommes : une pierre plus lisse, le fragment tombé du ciel, sans passé, sans avenir, sur lequel on ne s’interroge pas pendant qu’on le voit. La lecture donne au livre l’existence abrupte que la statue « semble » tenir du ciseau seul : cet isolement qui la dérobe aux regards qui la voient, cet écart hautain, cette sagesse orpheline, qui congédie aussi bien le sculpteur que le regard qui voudrait la sculpter encore. Le livre a en quelque sorte besoin du lecteur pour devenir statue, besoin du lecteur pour s’affirmer chose sans auteur et aussi sans lecteur [39].

 

Conclusion

 

Il ne s’agit pas tant ici d’envisager un cas spécifique, une Sculp. fiction ni même une Fing. Fiction ou une Fing. Fic. qui opposerait une production fictionnelle à une autre, qui mettrait en avant une production dans laquelle la sculpture dépasserait son rôle thématique pour engager une véritable poétique.

Si la formule « Sculp. Fiction » fait écho à Pulp Fiction, ce n’est pas une référence tout à fait gratuite : le titre du film de Tarantino renvoie directement au Pulp américain, qui désigne les comics par la matière même du mauvais papier à base de pulpe de bois utilisée pour ces publications populaires. Le papier a disparu pour devenir le titre d’un film mais cette matérialité première laisse des traces. Comme les mots eux-mêmes, puissions-nous ne pas oublier les supports matériels que nous manipulons et qui nous mettent en relation avec la littérature.

Il ne s’agit pas seulement d’histoire du livre mais d’une histoire culturelle d’un paradigme, très largement sculptural. Il s’agit d’ouvrir l’approche même de la littérature, dont la fiction serait ici un cas particulier mais représentatif, à des matérialités qu’on oublie alors même qu’on les a entre les mains. Toute réflexion sur l’écrit à l’âge moderne, qui prend en considération ses modalités d’inscription, est conduite à interroger ces modalités d’impression et, ce faisant, à articuler écrit et sculptural.

 

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[36] G. Didi-Huberman, L’Empreinte, Paris, Editions du Centre Georges Pompidou, 1997 ; repris dans La Ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Paris, Editions de Minuit, 2008.
[37] « Lire », dans M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, « Folio », 1955, séquence VI : « L’œuvre et la communication », p. 252.
[38] Ibid., p. 253.
[39] Ibid., p. 255.