Sculp. fiction. Sculptural, scriptural, figural :
une approche médiale de la fiction

- Benoît Tane
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Fig. 1. Piero Manzoni signant une
Scultura vivente, 1961

Résumé

En introduisant le « figural » dans la relation de l’« écrit » et du « sculptural » cet article prolonge les interactions du sculptural et scriptural, en évitant de tenir l’écrit pour une évidence : l’écrit a autant besoin d’une interrogation sur ses modalités matérielles que la sculpture. La réflexion suit trois étapes : nous revenons d’abord sur les modalités conjointes du sculptural et du scriptural ; nous nous interrogeons ensuite la nécessité de sortir du domaine de la sculpture proprement dit pour toucher au noyau du sculptural – ce que nous désignons comme le sculp. du sculptural – qui met sur la voie du figural, entendu comme la trace des matérialités qui façonnent l’imaginaire artistique. Toute réflexion sur l’écrit à l’âge moderne, qui prend en considération ses modalités d’inscription, serait ainsi conduite à interroger ces modalités d’impression et, ce faisant, à articuler écrit et sculptural.

Mots-clés : sculptural, scriptural, figural, gravure

 

Abstract

By introducing the "figural" between the "written" and the "sculptural", this article extends the interactions between the sculptural and the scriptural, avoiding taking the written word for granted: the written word needs as much interrogation of its material modalities as sculpture does. The reflection follows three stages: first, we return to the joint modalities of the sculptural and the scriptural; then we question the need to leave the field of sculpture proper to touch upon the heart of the sculptural - what we designate as sculp. It leads to the figural, which we understand as the trace of materialities that model the artistic imagination. Any consideration of the written word in the modern age, taking into account its modes of inscription, would thus be led to question these modes of impression and to articulate the written word and the sculptural.

Keywords: figural, sculptural, scriptural, engraving

 


 

Pourquoi introduire la catégorie du « figural » dans la relation de l’« écrit » et du « sculptural » ? Il ne s’agit ni de déplacer les termes de la réflexion, ni de surenchérir avec une troisième catégorie. D’une part, nous entendons bien faire jouer pleinement et explicitement les interactions entre sculptural et scriptural, en évitant de tenir l’écrit pour une évidence : l’écrit a autant besoin du scriptural – c’est-à-dire d’une interrogation sur ses modalités matérielles – que la sculpture – mais il faudrait peut-être dire le « sculpté » – a besoin du sculptural. D’autre part, ce couple trouve dans le figural, qui ajoute des problèmes et des questions du fait de sa polysémie, non pas un pur dépassement mais un prolongement des interférences entre les deux premières catégories.

Trois étapes pourraient contribuer à la réflexion. Nous reviendrons d’abord sur les modalités conjointes du sculptural et du scriptural ; nous nous interrogerons ensuite sur la nécessité de sortir du domaine de la sculpture proprement dit pour toucher au noyau du sculptural – ce que nous désignons comme le sculp. du sculptural – qui nous mettra enfin sur la voie du figural.

 

Conjonctions du sculptural et du scriptural

 

Inscrire

 

Dans le cinquième et dernier chapitre de Portrait of the Artist as a Young Man, Joyce met en scène une discussion entre deux personnages, Stephen et Lynch. Le premier vient de définir l’émotion esthétique comme indépendante du désir, tandis que le second lui répond par un aveu :

 

I told you that one day I wrote my name in pencil on the backside of the Venus of Praxiteles in the Museum. Was that not desire ?
– I speak of normal natures, said Stephen 
[1].

 

Je vous ai raconté qu’un jour j’ai écrit mon nom au crayon à l’arrière de la Vénus de Praxitèle au Museum. Ce n’était pas du désir ? – Je parle des natures normales, dit Stephen.

 

C’est Stephen, le héros dont on fait régulièrement un double de Joyce [2], qui laisse entendre que « l’artiste » n’est pas une « nature normale ». Le « jeune homme » du titre ne serait-il donc que la préfiguration de ce qu’il sera en tant qu’artiste ? Ce qui est certain, c’est que le roman touche à sa fin et qu’il revient à Lynch d’endosser le rôle du graphomane iconoclaste. Une comparaison pourrait éclairer cette situation. De fait Lynch n’est peut-être pas moins artiste ici que le situationniste Manzoni quand ce dernier signe et date sur le corps même – signe et date le corps – de son modèle pour en faire une Sculpture vivante (fig. 1).

Il y a dans ces deux cas un paradoxe à parler d’art. La performance de Piero Manzoni date de 1961, l’année où celui-ci produisit, si l’on ose dire, des boîtes estampillées Merda d’artista. Leparadoxe, volontaire et provocateur, se manifeste pourtant dans deux contextes très différents. Il s’agit d’un désir d’appropriation dans le cas du « touriste domestique » de Joyce, qui aurait la Grèce antique à portée de main au sein même du National Museum de Dublin – ne serait-ce que sous la forme d’une copie romaine puisque Joyce parle ici d’une Vénus –, qui la signe au « crayon » sans avoir de témoin, avant de raconter l’anecdote à son ami (« I told you I wrote »). Cette appropriation est autant artistique que sexuelle, la signature « on the backside of the Venus of Praxiteles » pouvant constituer la version scripturale de la « tache » laissée par un visiteur sur le marbre de la statue originale exposée dans le temple de Cnide [3]. Dans le cas du quasi body made de Manzoni il s’agirait davantage du rejet par un artiste d’avant-garde des catégories esthétiques traditionnelles et de ce qui lie un artiste et son œuvre, lequel signe à l’encre et en direct, sous l’objectif d’un photographe, son modèle vivant dans une galerie romaine. Une autre photographie de cette performance, plus significative encore, nous montre des femmes sans tête : deux bustes, presque sans bras, presque sans mains tandis que l’artiste n’est que cela, une tête, un bras, une main, levée sur le corps à inscrire, qui y projette son ombre et qui, ce faisant, en ferait une sculpture.

Surtout, on voit que l’enjeu ne concerne pas seulement une signature et une statue – ni même un écrit et un « sculpté » – mais de véritables processus actifs, ceux de l’écriture et de la sculpture. L’objet – statue ou corps – est donné, par l’histoire et le musée, par la nature et la galerie. A l’inverse, ce que nous appelons ici le sculptural, quelque chose qui toucherait à la nature même de la sculpture, est à la fois refondé et désacralisé par des gestes d’une autre nature : le récit chez Joyce et la photographie chez Manzoni.

 

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[1] J. Joyce, Portrait of the Artist as a Young Man, [1914-1915], éd. R. B. Kershner, Boston, New York, Bedford Books of St. Martin’s Press, 1993, p. 179 (notre traduction).
[2] Voir V. Bénéjam, « "I wrote my name in pencil on the backside of the Venus of Praxiteles" : sculpture et émotion esthétique chez Joyce », dans L’Art dans l’art. Littérature, musique et arts visuels (monde anglophone), sous la direction de B. Brugière, M.-C. Lemardeley, A. Topia, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2000, pp. 147-161.
[3] Pline, Histoire naturelle, Livre XXXVI, § 5. Sur cette anecdote, voir J.-Cl. Lebensztejn, Pygmalion, Dijon, Les Presses du réel, « Fabula », 2009, p. 11.