Toujours au niveau méso-textuel, on peut étudier le modèle intraphrastique de période, quasiment plus éclaté que le précédent. Ainsi la ponctuation l’actualise-t-elle dans la première laisse du texte, avec ses trois tirets, souvent déstabilisateurs du flux syntaxique principal, et le deux-points, typique de la période du XVIIe siècle, ici situé au quart de la période à cadence majeure, ouvrant peut-être à ce que Neveu appelle, avec les stylisticiens, une antapodose [34] :
Au loin la parole – les lèvres, qu’elle timbre, l’imaginent : o u v e r t e comme, à vélo quand une pente est dévalée, le froid – soudain le froid qui se traverse – ravivera, en passant, quelque chose de la crudité de l’herbe sciée.
La courte protase est elle-même scindée en deux par le tiret, le second énoncé faisant déjà plateau (ascendant, avant l’acmé ?). Dans l’apodose, l’antapodose se compose elle-même de deux énoncés, de nouveau séparés par un tiret, tandis que l’apodose elle-même est contenue entre le dernier tiret et le point final de laisse. Ici la période a cette fois un flux principal délimité par le premier et le troisième tiret : « Au loin la parole – (…) – ravivera, en passant, quelque chose de la crudité de l’herbe sciée » ; l’organisation syntaxique de l’antapodose résiste un peu plus au canon : « o u v e r t e comme (…) le froid – soudain le froid qui se traverse » ; la comparaison est un peu incongrue, d’autant plus qu’entre les deux tirets parenthétiques se fait une relance narrative, avec « soudain », « se traverse ».
Mais là où on aurait pu attendre plus d’unité, car le découpage de la période en courtes phrases n’existe plus, les ponctuants médians forts, tirets et deux-points, et l’accentuation puissante, inventent de nouvelles structurations centrifuges : « Parole / l’imaginent / o u v e r t e / le froid / se traverse / ravivera / sciée ».
Non seulement ces mots accentués peuvent être tenus pour les principales lexies de cette période, mais ils acquièrent la capacité de combinatoire multiple et extralinéaire. Parallèlement, l’amont et l’aval du ponctuant médian fort, très blanchi, recomposent des noyaux syntaxiques et sémantiques autonomisés, de type thème-prédicat, que le ponctuant sépare et relie, et met en lumière sans souci de linéarité :
la parole / les lèvres
l’imaginent / ouverte
le froid / soudain
se traverse / ravivera
Cet énoncé périodique complexe, à parcours multiples, linéaire et alinéaire, laissé à l’aventure du lecteur « lisant », « lectant » ou « créatif » [35] dit bien le travail continu et discontinu de la parole en élaboration : physique, cognitif, imaginaire, hésitant et brutal ; s’élevant avec difficulté de sa « gangue ; rythmique, profilé par son « timbre » et son mouvement d’ascendance et de retrait-stagnation : « Glaciale dans l’épaisseur, comme l’incurvation de la faux ramassant le soleil ». La parole poétique, comme la sculpture de Giacometti, ne serait qu’un moment, fixé à son envol, encore plein de son mouvement de dégagement du vide, de la mort, encore plein de ses laisses matérielles, corporelles et imaginaires.
Enfin, au plan paginal ou bipaginal – voire au plan global du texte – il faudrait, pour compléter le tableau de cette syntaxe a-linéaire, mettre au jour les rapports entre des fragments de laisses fortement blanchis qui constituent de nouvelles constellations, au sens de Mallarmé ; ainsi « La désirant dite » fonctionne-t-il potentiellement avec d’autres éléments de la double page, blanchis sur quatre faces comme : « plus loin », « pas encore », « Le timbre qui imagine », « J’écarte pour l’éclat », manifestant bien ce mouvement d’ouverture de la parole. On pourrait faire d’autres regroupements encore comme les finales de laisses, blanchies sur trois faces, et assonancées pour trois d’entre elles : « moi / sans voix » / pour l’éclat » ; il faudrait mettre alors au jour les règles de fonctionnement de cette syntaxe mi-contrainte, mi-libre, que le lecteur, second créateur, amplifiera à l’envi.
En fin de compte, malgré des formes différentes, l’écriture d’André du Bouchet ne semble pas subir de modifications majeures selon qu’elle approche la sculpture de Giacometti ou qu’elle aborde en propre les grandes expériences existentielles. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elle ne soit affectée en profondeur par la sculpture et la peinture. Genet et Juliet, et plus encore Du Bouchet puisent dans les ressources de l’écriture, de la langue en extension et de leur bagage plastique, pour expérimenter et architecturer les dimensions poétiques de l’existence. Quand, en tant que poètes, ils illustrent, avec modestie et respect, la sculpture, ils lui donnent en retour une profondeur imaginaire, analytique et réflexive.
Par-delà la phrase et le vers, ils ouvrent, rouvrent des unités discursives trop souvent minimisées comme l’unité globale du texte, des unités méso-textuelles (strophiques ou paragraphiques), des périodes intra et interphrastiques, le plus souvent plus larges que les phrases, des unités locales limitées au mot, et enfin des unités plus fluctuantes, hypertextuelles, qui, toutes, se combinent, se complètent, s’intriquent, quelquefois se concurrencent ou s’opposent : à la structuration pédestre des énoncés se superposent d’insolites déstructurations, amenant des constructions plus centrifuges, plus parataxiques, aux relations hypotaxiques non point abandonnées, mais pluralisées. C’est un modèle d’analyse potentiel pour la sculpture même, art de l’espace, du plein et du vide. C’est en même temps un mode de fonctionnement, sculptural, qui, en retour, donne au texte poétique plus que du mouvement, du rythme, et de la vie : une circulation et une vibration.
Nous avons vu le rôle capital qu’y jouaient les ponctuations blanche, grise et phonique, la ponctuation noire médiane marquée aussi, qui, toutes, remettent en cause l’ordre linéaire et hypotaxique de la phrase et du texte. C’est donc finalement la ponctuation étendue, contemporaine du dialogue de la poésie et des arts plastiques, qui permet le mieux de toucher le sculptural de l’écrit ; elle était d’ailleurs présente à l’orée de l’écriture, quand les premiers scribes, il y a plus de cinq mille ans, utilisaient des cartouches pour mettre en valeur telle partie d’un énoncé akkadien [36] ou, dès la haute antiquité grecque, il y a près de trois mille ans, la courbure d’une anse de cruche ou le grossissement de la graphie pour créer de premières mises en relief scripturaires, de premiers effets donnés à interpréter [37]. Mais le père de la ponctuation blanche et de notre ponctuation étendue, dont nous avons depuis vingt ans essayé de faire la théorie [38], n’est autre que Mallarmé lui-même et son inaugural Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, qui est l’introduction la plus retentissante, la plus consciente, la mieux théorisée, sinon la première, de la dimension plastique et dynamique dans le poème et des nouveaux modes de structuration et de lecture qu’elle impose. Peut-être n’y aurait-il pas de sculptural dans la poésie sans ponctuation étendue, et peut-être n’y aurait-il pas de « plurisystème de la ponctuation française » – et donc de renouvellement de la théorie de la ponctuation – sans le sculptural amené dans la poésie par les arts plastiques, la sculpture, l’architecture et la danse.
Le sculptural revisité aujourd’hui permet enfin de ramener dans la poésie, et dans la langue alphabétique – comme l’avait pressenti Christin [39] (1995) – ce qu’interrogeaient déjà les mythes grecs du Sphynx, d’Orphée et de Pygmalion : la mort, l’énigme et les façons symboliques et artistiques de se relever de la désespérance et de la menace de la représentation. Penser le poème en termes de « sculptural », c’est – comme les peintres de Lascaux ou de Chauvet qui jouaient des volumes et du mouvement, éclairés par de minuscules lampes à huile – retisser la puissance de mort, de vie et de renaissance de la représentation et de l’écriture, tenter de rééclairer et peut-être de réenchanter – mais avec crainte – la grotte !
Et donc, de retrouver une forme de sacré, cette fois critique et polysémique.
[34] F. Neveu, Petit glossaire pour l’étude stylistique de la phrase (en ligne. Consulté le 2 octobre 2024).
[35] Favriaud, à la suite de M. Picard (M. Favriaud, « Le plurisystème ponctuationnel : constituants et modes de structuration », art. cit.).
[36] D. Pardee, Handbook of Ancient Hebrew Letters. A Study Edition, Chico (CA), Scholars Press, 1982. S. Izre’el, « The Amarna Glosses: Who Wrote What for Whom? Some Sociolinguistic Considerations », Israel Oriental Studies, n° 15, 1995, pp.101-122.
[37] P. Pocetti « La réflexion autour de la ponctuation dans l’Antiquité gréco-latine », dans « Ponctuation(s) et architecturation du discours à l’écrit », dossier sous la direction de M. Favriaud, Langue française, n° 172, Paris, Larousse, 2011, pp. 19-36.
[38] M. Favriaud, La ponctuation : la phrase – dans la poésie contemporaine. Etude des œuvres d'André du Bouchet, Philippe Jaccottet et Jude Stéfan, Sarrebrück, Editions universitaires européennes, 2011 [2000] ; M. Favriaud, Le Plurisystème ponctuationnel français à l’épreuve de la poésie contemporaine, Op. cit. ; M. Favriaud, « Les problèmes de ponctuation générale soulevés par la poésie contemporaine », Pratiques, 2018, N° 179-180 (en ligne. Consulté le 2 octobre 2024).
[39] A.-M. Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, « Champs », 1995.