Eloges et commentaires empathiques des poètes
Les écrivains et poètes se taillent une place de choix dans la parole d’accompagnement des œuvres plastiques, rivalisant avec les critiques d’art et les professeurs d’esthétique. Leur crédit spécifique est fondé sur la fréquentation intime du plasticien et/ou de ses œuvres qui autorise une parole subjective, sur une légitimité inter-artistique de type phénoménologique, qui conforte cette parole et sur une capacité à utiliser la langue supposée supérieure à celle des plasticiens eux-mêmes, en finesse d’analyse et en créativité. Notre questionnement portera d’abord sur la création d’une forme d’écriture poétique intermédiale empathique, entre sculpture, commentaire écrit et poésie, ce que nous appelons ici l’écriture poétique : notre hypothèse est que celle-ci comprend et dépasse l’ekphrasis, qu’elle crée des formes nouvelles fortement subjectives, polyphoniques, expérimentables et rythmiques susceptibles non seulement de fonder un jugement esthétique cohérent, mais de ressusciter expérimentalement quelque chose de la genèse de l’œuvre et de sa scène primitive. Nous analyserons successivement des extraits de Giacometti, de Charles Juliet (1995), et de L’Atelier d’Alberto Giacometti, de Jean Genet (1958-1963) [21].
L’approche de Charles Juliet
Deux fois, à l’incipit (T1, pp. 7-9 [22]) et en cours de texte (pp. 64-65), l’écriture se fait sous forme de vers, et donc de poésie, distingué par la ponctuation grise, ici l’italique ; une autre [23] fois sous la forme de courts paragraphes (pp. 67-69) qui font penser à des versets ; le plus souvent sous la forme de proses réparties en assez courts paragraphes eux-mêmes regroupés en sortes de chapitres, non numérotés, mais fortement blanchis ; enfin, à l’excipit, sous la forme inédite d’une prose quasi ininterrompue (T2, pp. 79-85), sinon par une multitude de points de suspension médians. Nous avons ainsi des régimes d’écriture multiples, caractérisés par des systèmes de ponctuation distincts, noir, blanc et gris, et probablement des syntaxes et des sémantiques plurielles, hors la sémantique pédestre conventionnelle.
Les vers de T1 présentent une suite paradigmatique, sans verbe recteur. Le mot « œuvres » est actualisé quatre fois, trois fois en tête de strophe, donc soumis au contre-accent d’entame, au « coup de glotte » vocalique et à l’accent de prosodie sérielle [24], une fois à mi-strophe, donc légèrement moins accentué, et complété par une série de compléments de détermination qui reconfigurent peu à peu l’objet, d’abord « démuni », finalement « invincible » ; on pourrait dire que chaque expansion nominale et chaque strophe correspondent à des retouches du même objet, ou au moins à des additions-soustractions qui font varier la sémantèse du mot-clé. Ce geste de modification-transformation est secondé par deux mouvements prosodiques inverses : celui des vers, qui découpe l’énoncé en une multitude de facettes ou gestes, le blanc de fin de vers obligeant à faire soit une pause, soit une accentuation montante, augmentée encore par les enjambements et les rejets nombreux, facteurs de suspension ; celui de la phrase, sans ponctuation noire, mais avec ponctuation blanche étagée, créant une unité élargie au poème entier, assimilée à une unique période, holistique, dans le sens où elle crée un flux ininterrompu, à peine scandé par des vitesses et des accentuations légèrement décalées (voir T3).
Paradoxalement la longue prose d’excipit de T2 a plus d’un trait commun avec cette séquence de vers hétérométriques de 4-5-6-8 syllabes, et semble rechercher, par des moyens autres que les vers blanchis, un rythme et des effets comparables. Nous notons d’abord dans les deux textes un fort usage de la parataxe et des listes paradigmatiques. Si l’on se fie à la ponctuation, les unités discursives seraient partiellement antithétiques : là, période et vers, ici, période et phrases. Pourtant, en suivant la double marque ponctuationnelle, ici majuscules et points finals de phrase (ou points de suspension qui peuvent englober ceux-là), on découvre deux grandes phrases, la seconde commençant à « lucide », encadrant deux autres phrases beaucoup plus courtes, de discours rapporté (la seconde entamée par : « Le motif »).
La première grande phrase non-verbale fonctionne par adjonction paratactique et par bifurcations : si le pronom indéfini « quelque chose » tiré de « quelque chose de rude, dépouillé » peut régir encore par syllepse, syntaxiquement et sémantiquement, « la simplicité / la pauvreté des moyens / ce bout de serviette » comme juxtapositions possibles, il n’en va plus aussi facilement même avec « lequel est un portrait », « des lignes », et encore moins avec « pourquoi peint-on » ; l’ensemble compose une « période intraphrastique » à dépendances lâches et centrifuges [25] où les paroles rapportées, probablement de Giacometti lui-même, s’incorporent, arena sine calce, sans dépendance syntaxique.
La seconde grande phrase entamée par « Lucide et aveugle » apparaît en outre comme une sorte d’hyperbate de la période antérieure, ne rompant pas la série paradigmatique des adjectifs qualifiant l’œuvre et l’homme : « rude, dépouillé//lucide, aveugle », prête, au contraire, à former avec celle-ci, par de lâches rapports syntaxiques, une « période interphrastique » [26]. Nous retiendrons ainsi le continu de ces six pages de l’excipit, à peine scindé en grandes périodes intra et interphrastiques chevauchantes, finalement assez comparable à celui de notre texte T1, qui avait pour particularité dissonante d’être segmenté en vers blanchis. L’aspect compact de T2 est à son tour fracturé par des points de suspension, qui, comme le blanc de vers, découpent, suspendent et délinéarisent partiellement les macro-unités discursives en micro-cellules à forte unité syntaxique, juste juxtaposées.
Dans le cas de prose continue et fréquemment suspendue comme dans celui des vers blanchis, on pourrait alors comparer la scénographie du continu-discontinu de l’écriture, et la scénographie plastique du peintre-sculpteur faite d’un projet expérimental global d’un côté, et de phases, gestes et micro-gestes multiples, de l’autre. Si l’on tient compte des paroles vives de Giacometti (intégrées plus que raccordées syntaxiquement au texte de Juliet), on peut avancer maintenant l’hypothèse que le rythme syntaxique, ponctuationnel et prosodique, de ces deux régimes d’écriture (tout différents qu’ils ont pu nous apparaître d’abord) dramatise à peu près également la scène globale et les gestes de l’artiste Giacometti – dans une représentation qui ne se veut plus seulement ekphrastique et mimétique, mais bien incantatoire et quasi chamanique.
Le jeu traditionnel de l’ekprasis n’est pourtant pas complètement éliminé, même s’il est donné avec réticence en T3. L’ekphrasis semble en effet à la fois déconsidérée et réhabilitée pour des raisons contradictoires dans une argumentation peu convaincante, si on s’y arrête : « le pouvoir [de l’œuvre] échappe à toute analyse / [il est intéressant de] détailler ses composantes, et comment elles concourent à produire l’effet recherché ».
L’actant de troisième personne, représentant le spectateur, est d’abord effacé et n’affleure encore que sous la forme d’un « on » (homme ?) qui hésite entre un empan large et une restriction à la première personne. Peu à peu Juliet va passer de l’actant neutre à la première personne impliquée (un « nous » qui réunit la communauté des spectateurs amoureux) et de la description objective au jugement esthétique, jusqu’à l’acmé de l’émotion ontologique (« gagnés par un sentiment d’irrémédiable solitude »), qui est le cœur même de l’appréciation de Juliet sur Giacometti et sur soi-même, dont Giacometti apparaît alors sinon comme un avatar, du moins comme le parangon.
[21] J. Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, Saint-Just-la-pendue, L’Arbalète, 1958-1963.
[22] Note des éditeurs : les citations abrégées T1, T2, etc. sont données en annexe, à la fin de l’article.
[23] M. Favriaud, Le Plurisystème ponctuationnel français à l’épreuve de la poésie contemporaine, Op. cit.
[24] G. Dessons, H. Meschonnic, Traité du rythme. Des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998, pp. 137-144.
[25] M. Favriaud, Fr. Mignon, « La ponctuation dans Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce : une mise en pièce du discours », dans Les Représentations de l’oral chez Lagarce. Continuité, discontinuité, reprise, sous la direction de C. Doquet, E. Richard, Louvain-la Neuve – Paris, Academia–L’Harmattan, « Sciences du langage, carrefours et points de vue », 2012, pp. 65-86.
[26] Ibid.