Trois autres remarques nous permettent à notre tour de fonder un jugement esthétique et éthique sur cet extrait de Juliet.
D’abord, l’art pictural de Giacometti, et au-delà, celui de Rembrandt et de Cézanne, pourrait bien être un art poétique pro domo de Juliet.
Relevons ensuite la ponctuation, qui architecture l’extrait par deux grandes parenthèses, dont une paragraphique, et par l’usage tant du double tiret, ponctuant et accentuant fortement, que celui, très disruptif aussi, du deux-points, que nous avons appelé ailleurs « passage à niveau énonciatif » [27]. Juliet lui-même cherche ainsi à construire des niveaux et des points de vue différents. Ne prenant plus ici appui sur les paroles de Giacometti lui-même, il s’autorise des deux peintres célèbres entre tous, pour faire le panégyrique de Giacometti, son héros, et le faire partager à ses lecteurs pris entre la démonstration du spécialiste et l’implication rythmique et rhétorique du poète.
Enfin, Juliet n’utilise pas seulement la formule qui cristallise l’analyse et l’émotion, mais, au sein de sa prose proche du commentaire esthétique, un quasi-vers, qui est un autre geste démiurgique, comme tentative de révéler le tout d’un coup, par cette façon syntactico-sémantique que Du Bouchet appellera le « couper-court » (opposé au « détour » et au « demi-tour ») : « Univers de la confrontation, du face à face, de l’impossibilité d’éluder ». Cette « formule », presque au sens pongien, est scandée par un rythme ternaire : 3+6/4/7+3, mais fortement chiasmique, où le segment médian, réfléchissant, prend de la valeur : « face à face ». Face à face avec quoi ? A la vie à la mort ! Elle joue bien sûr, toute blanchie qu’elle est sur quatre faces, tel un vers libre, avec, à la fin du paragraphe, blanchie sur trois faces : « irrémédiable solitude ? », signée d’un point d’interrogation – qui est non seulement le marqueur modal de phrase, mais encore le marqueur modal, sinon ontologique, de la formule, et de son possible écho (dialogique) chrétien du Psaume 21 : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Juliet nous fait revivre ainsi une nouvelle fois la scène primitive, celle de la fin et du début du monde, celle de la confrontation de son héros – et de nous tous – à la mort.
L’approche de Jean Genet en 1958
Genet écrit son texte dans l’intimité de l’artiste, de son œuvre et de sa contemporanéité. On y trouve des points communs avec celui de Juliet, son cadet, mais aussi des différences dues à la situation historique et au dispositif d’écriture mis au point par Genet.
L’ekphrasis de Genet (T4) est limitée, mais pas absente, comme telle belle description du fameux chien, mais le jugement esthétique et la recherche du sens profond, de la zone d’où émane ce sens – l’imaginaire singulier de Giacometti ? – sont la finalité de l’écriture ; on retrouve en T4 l’idée de la mort, de la conversation des morts, mais aussi l’allusion aux camps de la mort nazis. Cette mort et ce « Que la terre lui soit légère », traduction détournée du Sit tibi terra levis, esquisse en 1958 un tombeau dressé par Genet en hommage à l’ami, qui mourra en 1966. Car le poème est tombeau, comme l’étaient, d’une certaine façon, les sculptures de Giacometti, celles qui tenaient dans une grande boîte d’allumettes… Tombeau et comédie, fadaise aussi !
L’art de Genet (T5) est celui du contraste des tons : la mort / les flammes, lesquelles ont le sens dysphorique et euphorique ici ; le grave, la « poussière » et le « joli », l’enfantin (répétition du mot deux fois, yeux, sourire d’enfance). Pourquoi Genet nous donne-t-il cette courte séquence autour de cette remarque si banale, si superficielle, semble-t-il si humoristique, de Giacometti constatant la saleté poussiéreuse de l’atelier ? L’écriture de Genet incorpore les paroles d’autrui, de Giacometti, de lui-même, de Sartre, des expressions toutes faites aussi, qui sont toutes à la fois fades et amicales. Elles font plus qu’attester le crédit de l’auteur, sa familiarité avec Giacometti, elles ouvrent, avec force tirets et points de suspension encore, une autre scène, apparemment dédramatisée, où la mort et le niais, le naïf, l’enfantin se jouent l’un de l’autre, et installent leur extraordinaire coprésence. En faisant poser sa mère, sa femme et son frère, Giacometti ne faisait-il pas le même pari de représenter le simple tout en traversant sa surface lisse ? Les saisir vivants, pour les ressusciter naïfs.
André du Bouchet, entre livre-commentaire de Giacometti et poème sculptural propre
Nous nous proposons ici de voir si de grandes différences syntaxiques et sémantiques se font jour entre un extrait d’Alberto Giacometti. Dessin, consacré au peintre-sculpteur, et donc dans son souffle… et Incohérence, recueil de textes consacrés principalement à la poésie (mais aussi, il est vrai, pour l’un d’entre eux, à Hercules Seghers), écrits par Du Bouchet, respectivement en 1991 et 1979 (sachant que les dates de publication peuvent être trompeuses) [28]. Dans les deux cas, les fameuses laisses sur feuilles blanches font-elles sculptural, et par quel ressort ?
1 – Autour de Giacometti
La ponctuation de Du Bouchet (fig. 1 et T6) [29] est plus diversifiée que celle des textes précédents, peut-être parce que ce paragraphe, blanchi sur quatre faces, est plus massif ; on l’appelle généralement une « laisse ». Du Bouchet définit d’abord ce mot comme résidus laissés sur le sable par le flux de la marée, puis comme paragraphe fortement blanchi – ce qui fait, sur la double page, « rythmos », au sens de Benveniste [30] (1966). Ici, la ponctuation blanche et la ponctuation grise (avec capitales d’imprimerie et italique) met trois fois en exergue le mot « objet », dont deux fois accolé au qualificatif « invisible », faisant ainsi à travers et par-dessus le texte, hypertexte. La ponctuation noire médiane typique de Du Bouchet – deux-points, points de suspension et surtout tirets cadratins – a la propriété idiosyncrasique d’être plus visible que dans l’usage standard, grâce au blanc augmenté d’un ou deux logements en amont et en aval. Dans une même phrase, on peut remarquer une, deux ou trois occurrences du tiret, ce qui ajoute des effets à la triple valeur de base du signe : segmentation-liaison, dénivellation énonciative, accentuation [31]. Le triple tiret, ainsi, désarçonne la phrase qui sinue sans rection principale, alors que le double tiret a tendance à prendre la valeur, moins perturbatrice, de ponctuant parenthétique, qui laisse le flux verbo-syntaxique principal intact.
[27] M. Favriaud, Le Plurisystème ponctuationnel français à l’épreuve de la poésie contemporaine, Op. cit.
[28] A. du Bouchet, L’Incohérence, Paris, Fata Morgana, 1979 ; Alberto Giacometti. Dessin, Paris, Maeght éditeur, 1991.
[29] Note des éditeurs : voir l’ouvrage entier sur Gallica (en ligne. Consulté le 2 octobre 2024).
[30] E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, « Tel », 1966.
[31] M. Favriaud, « Quelques éléments d’une théorie de la ponctuation blanche -par la poésie contemporaine », L’Information Grammaticale, n° 102, 2004. pp. 18-23.