2 – Morphologiquement, la sculpture isolée propose un « énoncé » global qui ne peut se décomposer en parties et unités locales que dans un second temps. C’est quand la perception multiplie les distances et les angles de vue qu’elle provoque une décomposition-recomposition du tout et se pluralise. Pour la poésie, c’est Meschonnic qui avance la thèse la plus globaliste, selon laquelle son unité est le poème [4], quand bien même celui-ci se compose et se lit d’évidence à partir d’unités locales et moyennes, identifiables en langue et en discours : mots, phrase, période, souvent vers, paragraphe ou strophe, « unité fluctuante » [5] et peut-être page ; ce faisant, il pose l’unité globale comme informant, régulant et dominant, a priori ou a posteriori, les unités locales et méso-textuelles. Néanmoins le partage entre unité globale et unités intégrantes ne se fait peut-être pas de la même façon en sculpture et en poésie, tant sur le plan de la création que de la réception.
3 – Syntaxiquement, cela implique des modes de syntaxe-structuration et d’appréhension spécifiques. Giacometti parle en termes d’harmonie et de passage difficile (en dessin et en peinture surtout) d’une partie à l’autre, d’un détail à l’autre. La syntaxe plurielle de la poésie, linéaire, alinéaire, oblique, actualisée par la ponctuation étendue [6], comme grammaire de la création et de la réception, pourrait rendre compte de cette approche globale pluralisée. La ponctuation étendue ne peut-elle en effet retracer partiellement le mouvement de fabrication, de mise en volume et d’infini remaniement du poème comme sculptural ?
4 – Phénoménologiquement, la sculpture est à la fois une expérience de perception qui exacerbe la présence au monde, une expérience vivante du langage, et une épreuve réflexive (« Voir, comprendre le monde, le sentir intensément et élargir au maximum notre capacité d’exploration » [7]). L’art, la sculpture, la danse et la poésie plus particulièrement partagent en effet avec la philosophie la capacité d’interroger leurs principes et leur langage : de là une immense potentialité méta-sémiotique et méta-physique latente, ce qui explique peut-être la nécessité de « boucles réflexives » de type linguistique [8] et celle, parallèle, de « boucles poétiques » que font les sculpteurs, les poètes et critiques d’art.
5 – Sémantiquement, la sculpture est souvent une figuration anthropomorphique directe ou indirecte, qu’elle présente des corps humains ou animaux, des objets familiers ou au contraire des formes indécises, qui apparaîtront alors comme des « projections [de l’imaginaire] dans l’espace » [9]. Si Giacometti revendique la « ressemblance » comme catégorie éthique et aléthique [10], celle-ci sera traduite par Dupin en termes de « réalité » [11], ou de « réel », que la sculpturalité (qui aime le nu et le pli) dévoile [12], pour en faire l’amorce d’une nouvelle scène, soit radicalement subjective ou mythique, soit même traversant ces deux derniers écrans. C’est à ce point de contact avec le réel invisible et insoutenable – et donc avec la mort – que s’articuleront, et peut-être se dépasseront imaginaires collectifs et imaginaire singulier vers un neutre, celui de Barthes et de Blanchot [13].
6 – Spirituellement, la sculpture, comme figuration, est à la fois rattachée au monde, qu’elle dévoile et dénude, et à l’inconnu, à l’infini du sens et au sacré : celui-là même « que Giacometti débusque et éveille là où il se cache au fond de chaque chose et de chaque être » [14]. Mais ce sacré entre vie et mort, « être et non-être » (Giacometti), « cet inconnu merveilleux » ne peut se résoudre qu’en « brûlure du questionnement », « effroi » [15] et « illusion » [16] qui appellent un « faire et un défaire » incessant [17]. Le mouvement de création emprunte ainsi un itinéraire quasi « mystique » et « métaphysique » [18] sans répit ni paix : « répétition, ressassement » [19] de l’acte de naissance-mort-résurrection [20]. Telle sculpture communiquant avec les autres sculptures rassemblées (en séries ou en familles recomposées) refaçonne quasi théâtralement l’espace, qu’elle consacre : elle provoque autour d’elle un quasi rituel, une quasi cérémonie, presque une danse ou une hiérophanie, auxquels se livrent le sculpteur, le commissaire d’exposition comme le spectateur amoureux. Danse avec la mort, danse avec la vie, que partage la poésie (« La Ballade des pendus » de Villon).
7 – Au plan de la réception enfin, la sculpture témoigne de son mode de fabrication, élargissant ainsi la notion d’œuvre à sa fabrication. Dans l’atelier, elle se fabrique progressivement : ébauches, dessins, maquettes, préfabrication, séries avec variations rendent compte de l’épaisseur chronique de l’œuvre. Dans le cabinet de l’artiste ou du collectionneur, puis dans la galerie marchande, elle arrive, expurgée de sa gangue diachronique expérimentale, pour une réception peu nombreuse, entre connaisseurs et amis. Dans le musée, la salle ou le parc d’exposition, quelquefois sur une place, en public, à nouveau elle peut se saturer de sa chronogenèse, pour vivre une vie d’œuvre même et autre : les cartouches comme énoncés minimaux, les vidéos d’atelier, les manuscrits, les lettres des sculpteurs, des poètes, des fabricants constituent un nouveau paratexte. Les visiteurs qui s’approchent, s’éloignent de l’œuvre et du cartouche, déambulent le plus souvent en silence, dans des bulles quasi-étanches, badauds ou amateurs amoureux, modifient et (dé/re)sacralisent la réception de tout un chacun. L’œuvre elle-même est rarement seule à occuper l’espace de réception, qui devient pluriel, ouvert à d’autres déambulations phénoménologiques, sémantiques et esthétiques.
La poésie naît aussi dans l’atelier de l’artiste, avéré comme celui d’André du Bouchet ou réduit à un matériel simple ; elle y est écrite, réécrite, transformée, testée au gueuloir ou au présentoir, sans que les traces génétiques de l’œuvre fassent, le plus souvent, l’objet de conservation ou d’édition simultanée ; c’est l’étape de correction sur première impression qui survit le plus souvent, mais plutôt hors du recueil même. Les deux autres lieux d’existence, ceux du cabinet et du musée, sont plus aléatoires dans le cas de la poésie. Le poème est apparemment une œuvre finie, sans chronogenèse (sauf dans les éditions de la Pléiade). Car, le plus souvent, le poème, en dépit du succès des récitals, vit dans sa relation privilégiée, unique, à la page blanche, et au lecteur intime.
La question de la chronogenèse comme partie ou non de l’œuvre, et la question peut-être corollaire de l’intime et de l’extime pourraient se révéler capitales. Sur la sculpture, contrairement à la poésie, pèse le tabou de Pygmalion, interdisant la relation intime. Le tabou, et donc, encore, la mort.
[4] H. Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, Lagrasse, Verdier, 1995.
[5] M. Favriaud, Le Plurisystème ponctuationnel français à l’épreuve de la poésie contemporaine, Limoges, Lambert-Lucas, 2014.
[6] Ibid.
[7] A. Giacometti, Ecrits, Op. cit., p. 277.
[8] J. Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, t. 1 et 2, Paris, Larousse, 1995.
[9] A. Giacometti, Ecrits, Op. cit., p. 21.
[10] Ibid., p. 41, p. 267, p. 273.
[11] J. Dupin, dans A. Giacometti, Ecrits, Op. cit., p. 85.
[12] A. Giacometti, Ecrits, Op. cit., p. 267.
[13] D. Rabaté, La Passion de l’impossible. Une histoire du récit du XXe siècle, Paris, Corti, « Les Essais », 2018.
[14] J. Dupin, dans A. Giacometti, Ecrits, Op. cit., p. 78.
[15] Ch. Juliet, Giacometti, Paris, POL, 1995, respectivement p. 62, p. 76, p. 50.
[16] A. Giacometti, Ecrits, Op. cit., p. 249.
[17] A. Giacometti, d’après Juliet, Op. cit., p. 73.
[18] Ch. Juliet, Giacometti, Op. cit., p. 49, pp. 59-60.
[19] J. Dupin, dans A. Giacometti, Ecrits, Op. cit., p. 12.
[20] P. Quignard, Performances de ténèbres, Paris, Galilée, 2017.