L’écriture poétique de Genet, Dupin,
Juliet, Du Bouchet à l’épreuve de
la sculpture-sépulture de Giacometti

- Michel Favriaud
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Fig. 2. A. Du Bouchet,
L’Incohérence, 1979

Examinons cette phrase incroyable : « Telle que par la face seule     –   un masque   –     de qui enfin l’envisage    –   souffle, le vide même, OBJET INVISIBLE, qui ne se laisse pas saisir, elle se fera jour. » On peut faire l’hypothèse que « souffle » serait une forme verbale, mais dont le sujet est bien problématique : peut-être « un masque », encadré par deux tirets mais pouvant apparaître aussi comme une apposition du groupe nominal prépositionnel ; peut-être « le vide même », qui a l’inconvénient d’être séparé du candidat-verbe par une virgule ; ou bien encore « le vide même, OBJET INVISIBLE, qui ne se laisse pas saisir » groupe nominal homogène à double expansion. Ce dernier groupe nominal pourrait être aussi une apposition libre à ce qui précède, ou bien encore un complément du verbe « envisage » dont le pronom clitique « l’ » serait purement cataphorique. Restent les deux énoncés encadrants : « Telle que par la face seule (…) elle se fera jour », avec ce dernier verbe qui peut être le recteur principal de phrase ; l’énigme vient encore de ce « elle » anaphorique d’un référent invisible, car « la face » pris dans un groupe prépositionnel (« par la face ») ne peut guère en jouer le rôle, malgré le féminin. On est obligé de faire appel à l’interphrase : la phrase précédente a pour sujet, et thème, la mort : phrase nominale, sans prédicat verbal ; la phrase suivante contient les anaphoriques, les co-référents suivants et les morphèmes d’accord, ici mis en italique par nos soins :

 

Mais, comme par le travers de l’enclave dans laquelle nous la supposons pour jamais contenue, il semble sitôt qu’elle vienne à nous – de son pas de gisant à l’aplomb – le pas de tant de figures peintes, sculptées ou dessinées depuis lors par Giacometti, c’est notre existence même visée à travers la figurine mortelle   –   en avant de nous-mêmes, nous aurons effleurée…

 

Ceux-ci, confortés par le lexique de la mort, révèlent que dans ces trois phrases syntaxiquement reliées (et formant ainsi une période interphrastique), l’« objet invisible » est la mort même, présente sous différents masques et avatars. Le pronom-substitut « elle » a donc toutes les qualités pour être l’anaphore de « la mort », sujet de notre locution verbale, « se fera jour ».

Ainsi, la syntaxe d’emboîtement et de parataxe, enjambant la phrase, fortement poly-directionnelle, correspond bien à ce troisième type de structuration énoncé par Du Bouchet comme « détour », celui qui mobilise, peut-être le plus, à la fois la subjectivité-intersubjectivité du lecteur et sa réflexivité déductive et inférentielle. Comment ne pas y voir aussi la scénographie gestuelle du peintre-sculpteur-au-plâtre, qui maintient le fil et le référent (« suspendu » au sens de Ricoeur), et fait alterner les gestes de métier et d’expérimentation : par ajout, retrait (que le tiret manifeste) et accentuation (ce fameux coup de pouce de Giacometti) ? Le jeu quasi ontologique de l’imaginaire, de l’imagination, du métier et de son débordement expérimental ? Et, en regard, un état de discours prélinguistique et pré-syntaxique ?

L’invention d’un système ponctuationnel avec ponctuation noire, blanche, grise et accentuation visuo-phonique (la vraie première fonction du tiret étant d’accentuer son amont et son aval, ce que Du Bouchet fait en redoublant les logements blancs), l’invention de nouvelles unités de discours qui déstabilisent la phrase (périodes intra et inter-phrastiques et énoncés-noyaux formés par la relation entre amont et aval des ponctuants médians forts), l’invention de nouvelles syntaxes, ouvertes, à rection hypothétique, hors hypotaxe des dépendances canoniques, créent une scénographie des affects-gestes-pensées qu’on peut mettre en relation avec la gestuelle et l’architecturation génétique des dessins et sculptures de Giacometti. Du Bouchet invente bien une nouvelle plasticité, une nouvelle architecturation des textes en plusieurs dimensions, parcours de lecture et déambulation sémantique, non pour le quidam badaud, mais pour le lecteur réflexif, ayant « lâché prise ». L’extension de la ponctuation au plurisystème ponctuationnel, largement redevable à la littérature et la poésie depuis un siècle et demi, est contemporaine du dialogue entre poésie et arts plastiques, qui a prévalu pendant toute cette période sur le rapport historiquement ancré entre poésie et musique. La sculpturalité de la poésie serait en rapport direct avec l’extension et la productivité de la ponctuation étendue.

La poésie partage bien avec la sculpture : présence, sidération, interrogation et dialogue avec la mort – et ce rapport au blanc, au vide. Comme tout art peut-être !

 

2 – A la recherche de la parole propre

 

« Là, aux lèvres » est le titre de la première pièce d’Incohérence. Il pose comme thème la parole à son moment d’effraction, et même pourrait-on dire – ce que la linguistique, travaillant sur les effets, ne peut atteindre, mais que les sciences cognitives tentent – en amont de la parole, dans une approche qu’on pourrait qualifier de phénoménologique.

Contrairement au texte précédent, celui-ci (fig. 2 et T7) est très blanchi, composé de six courtes laisses réparties sur deux pages en vis-à-vis ; le blanc crée de grands espaces entre les laisses et même ajoure les laisses, voire les mots [32].

Au plan local, celui des mots, le blanc de l’interlettrage des mots « ouverte », « dire », « vouloir dire » et « pas encore », accentués visuellement et phoniquement, en fait un autre type d’unité de discours, appelé ailleurs « unité fluctuante » [33] ; au discours linéaire, « pédestre » se superpose ainsi un discours a-linéaire, à structuration variable.

Au plan intermédiaire, celui des laisses, les phrases se regroupent en unités strophiques de rang supérieur, par des liens thématiques et syntaxiques, comme ici :

 

…  aux lèvres hier, l’été, l’éclat.            Un  éclat  dans  l’été.      Eclat au travers de l’été   :     ce qui est comme la crudité du froid.      Est soudain. Eclat.

 

Se développe ainsi une épexégèse sur cinq phrases, avec des rejets continus qui s’accouplent en une période interphrastique. Le mot « éclat » est actualisé quatre fois, en fin de phrase et au début ; on remarque aussi que la prédétermination passe du déterminant défini, au déterminant indéfini, puis au déterminant zéro, pour aboutir à une phrase-nom, quasi mimétique de l’action, tandis que l’unité de la période est assurée moins par l’hypotaxe que par l’assonance en « é » et les rimes internes en « té » et « lé-lè ». C’est bien un bloc noir qui est taillé, creusé, évidé ici autour des lèvres, de la parole, du couple oxymorique « été/crudité du froid » et du mot anaphorisé « éclat » qui peut prendre deux sens distincts : l’éclat de lumière et de blancheur, et l’éclat (éclatement) de la matière dure. Et en même temps cette scénographie plastique nous dit quelque chose de l’expérience phénoménologique de la parole ramenée de son amont jusqu’aux lèvres. La parole se fait bien ici événement, présence, rythme, incantation, sollicitant du lecteur qu’il lâche la prise de la grammaire scolaire, qu’il abandonne sa « mauvaise » intellectualité, qu’il accepte à son tour de recomposer (décomposer-recomposer), et de créer le texte.

 

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[32] On parle de « ponctuation blanche » et non plus de blanc quand la syntaxe et la sémantique en sont affectées à différents plans (M. Favriaud, « Le plurisystème ponctuationnel : constituants et modes de structuration », art. cit.).
[33] M. Favriaud, Le Plurisystème ponctuationnel français à l’épreuve de la poésie contemporaine, Op. cit.