L’écriture poétique de Genet, Dupin,
Juliet, Du Bouchet à l’épreuve de
la sculpture-sépulture de Giacometti

- Michel Favriaud
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Résumé

Poèmes de la langue française et sculptures contemporains présentent-ils des similitudes ou du moins la possibilité d’un riche dialogue ? Nous définissons d’abord la « sculpturalité ». Puis, nous examinons ce que les écrivains français disent des travaux pendants de Giacometti et quelle langue ils utilisent pour atteindre son énigme. Enfin, nous comparons deux livres d’André du Bouchet, l’un traitant de Giacometti, l’autre de sa propre création ; dans les deux cas, Du Bouchet utilise une présentation morcelée, où ponctuations blanche et noire créent des unités de discours différentes, nous éloignant de toute lecture pédestre : segment, phrase, période, chapitre configurant une étrange architecture mobile, riche de sens et d’interprétations pluriels. La poésie moderne n’aurait probablement pas vu le jour sans ponctuation étendue, et la ponctuation étendue non plus sans relation étroite avec la sculpture. Tandis que la poésie apparaît comme une extension réflexive de la sculpture.

Mots-clés : carnets d’artiste, écriture/sculpture, dessin/architecture, intermédialité

 

Abstract

Do contemporary French poems and sculptures share some similarities or can they find, at least, the possibility to fruitfully dialogue together? Firstly, I define here what “sculpturality” may be. Secondly, I observe what French writers write about Giacometti’s work in progress, and what kind of language they use to get to the enigmatic core of his sculptures. Thirdly, I compare two books by André du Bouchet: one explicitly deals with Giacometti, the other stands on its own without mentioning the sculptor; in both cases Du Bouchet uses a scattered presentation where “white” and “black” systems of punctuation create various discourse units, far from easy pedestrian reading: segments, sentences, periods, chapters build up a strange, moveable architecture, they cut paths of plural meanings and interpretations. Modern poetry would probably not exist without large extended punctuation, and this extended punctuation would probably not exist without a connection to sculpture. Meanwhile poetry appears as a reflective extension of sculpture.

Keywords: poetry, sculpture, Giacometti, blanks, white punctuation, discourse units

 


 

Sachant que les mythes de Pygmalion et d’Orphée, fondateurs de la sculpture et de la poésie, ont déjà des ressemblances frappantes (visualité, narrativité-théâtralité, dualité sexuée, érotisme-mort, création artistique ; densité dramatique, ontologique, initiatique), nous pouvons nous demander s’il n’existerait pas un lieu commun aux deux arts, empruntant principalement à la sculpture contemporaine, lieu qu’on appellera ici la « sculpturalité » : avec, en partage, un moteur (le « moteur blanc » de Du Bouchet ?), un mouvement et une genèse de création enrôlant imaginaires et imaginations, un ethos – débouchant sur des formes de partage, de méditation et de sacralité  des opérations syntaxiques, sémantiques, référentielles outrepassant la sémantique ordinaire, et au final un mouvement complexe de réception-lecture mettant aux prises les pôles d’émotion-intersubjectivité, de compréhension-interprétation et de réflexivité, voire de création [1]. Le fait est que ces deux arts du mouvement immobile – détouré et ajouré de blanc/vide  sidèrent et construisent un espace-temps à la fois de l’aesthesis et du retour méditatif et réflexif sur le langage et sur soi.

Les liens entre les arts plastiques et la littérature peuvent se dire explicitement au moins depuis les Grecs anciens, dans des types de discours spécifiques comme l’ekphrasis, ou, plus récemment, la critique littéraire – mêlant description d’œuvre, jugement esthétique et réception subjective (dans les Salons de Diderot ou de Baudelaire par exemple) – ou encore se thématiser, se narrativiser ou se magnifier dans les œuvres (comme la peinture d’Elstir chez Proust). Les symbolistes Mallarmé et Huysmans ont construit et sculpté des « cathédrales » (plastiques, olfactives ou sonores), contemporaines de la série des Cathédrales de Rouen de Monet, et des « tombeaux » (Le Tombeau d’Anatole de Mallarmé, avant Le Tombeau de Couperin de Ravel) ; et Proust à la suite, dans La Recherche du temps perdu, a élevé tout à la fois une cathédrale et un tombeau (celui de sa mère / grand-mère). Deux nouvelles traditions se sont instaurées aux XIXe et XXe siècles sur ces bases anciennes, celle des livres d’artistes (à quatre mains), et celle des livres d’admiration et de réflexion, produits par des écrivains et des poètes, que nous voudrions explorer ici, en regard des poèmes eux-mêmes.

Est-ce à dire que les arts et les langages s’engendrent les uns les autres au XXe siècle ? La question, sémiotique et anthropologique, de l’interaction des langages, visuels et linguistiques, ne pourra probablement aboutir ici qu’à des points d’interrogation et de suspension… Une seconde question, plus modeste, consistera à se demander si, en poétique et en esthétique de la réception, les concepts propres à tel art, ici la sculpture, permettraient d’éclairer, par analogie ou par contraste, des aspects littéraires restés jusque-là dans l’ombre (et vice versa éventuellement).

Ainsi, nous nous proposons d’abord de fonder quelques principes d’une « sculpturalité » ouverte à la poésie. La tâche dépassant nos moyens, nous avons ciblé l’œuvre sculptée-dessinée d’Alberto Giacometti, de ce qu’en écrivent tant le plasticien lui-même que les écrivains et poètes Charles Juliet, Jean Genet, André du Bouchet, lesquels (avec Dupin, Leiris, Bonnefoy, entre autres) ont fréquenté l’œuvre, l’atelier, le cabinet et les salles d’exposition [2]. Ensuite nous essaierons de mesurer l’impact formel et sémantique de l’œuvre plastique de Giacometti sur le commentaire poétique de ces trois écrivains. Enfin, nous tenterons d’analyser l’architecturation d’un texte d’André du Bouchet ne se référant pas à Alberto Giacometti, pour en mesurer les unités de discours et les façons, peut-être sculpturales, de les agencer, de les jointoyer et de leur donner vie.

 

Tentative de définition de la sculpturalité à partir de l’œuvre de Giacometti et de ses poètes commentateurs

 

Giacometti est certes un sculpteur dissident au milieu du XXe siècle, figuratif et « académique » à certains égards, d’avant-garde à beaucoup d’autres, associant indissolublement dessiner, sculpter et peindre. Il a pour nous le double mérite d’avoir considéré l’écriture (poétique) comme le complémentaire indispensable de son œuvre plastique et d’avoir engagé un dialogue continu avec les écrivains, particulièrement les poètes. Ainsi, en nous appuyant sur les écrits de Giacometti lui-même et ceux de deux poètes commentateurs, Dupin et Juliet, nous tentons d’abord d’approcher ce concept un peu problématique et extensif de « sculpturalité ».

1 – Formellement, la sculpture peut se définir à la fois par son volume, ses lignes et par l’espace qui la détoure et potentiellement la traverse, ce qu’on appellerait le blanc en poésie. Et en même temps, elle est presque toujours fermement arrimée au sol par un socle, le plus souvent en matière brute ou peu travaillée : le socle affirme contradictoirement l’émergence de la sculpture (de la matière, du vide, du rien), son redressement et son rehaussement, autant que sa stabilité et son immobilité. Son mouvement, comme arrêté entre un avant et un après à imaginer, témoigne d’une « violence » contenue [3], d’une présence, d’une force d’affirmation, que l’on retrouve en poésie dans les titres de certaines œuvres, comme Stèles de Ségalen, Cippes de Stéfan.

 

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[1] Voir M. Favriaud, « Le plurisystème ponctuationnel : constituants et modes de structuration », dans LiVres de pOésie. Jeux d’eSpace, dir. par I. Chol, B. Mathios, S. Linarès, Paris, Champion, 2016, pp. 472-487 et « Ponctuation blanche et grise dans un album de jeunesse de Béatrice Poncelet », dans « L’Enonciation éditoriale », dossier dir. par M. Arabyan, Semen, n° 41, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2016, pp. 27-50.
[2] J.-Ch. Chabanne, « Approches interdisciplinaires des enseignements culturels et artistiques dans le cadre de l’enseignement de l’histoire des arts : un modèle complexe, une didactique impossible ? », Tréma, n° 45, 2016, pp. 59-69.
[3] A. Giacometti, Ecrits, présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin, Paris, Hermann, 2001, p. 245.