Adapter un texte, écrire les mots
- Jan Baetens
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Fig. 1. S. Grennan, Courir deux
lièvres
, 2015

En règle générale, la lecture des adaptations se limite à l’évaluation des seuls contenus (on cherche à savoir comment on adapte l’histoire, pour parler très vite) sans trop prendre en considération la question de la lettre (sauf éventuellement au niveau des dialogues, dans la tradition bien française du dédoublement entre adaptation scénaristique et écriture des dialogues). En bande dessinée, toutefois, où il est possible de reprendre la lettre du texte même (il existe d’ailleurs des adaptations qui citent intégralement l’œuvre-source, brève ou longue [12]), analyser les deux dimensions du texte de départ est une nécessité. N’importe quelle adaptation doit prendre position par rapport à cette double perspective, qui informe aussi bien la genèse que le résultat de l’opération.

A l’aide des quatre grandes opérations d’écriture, à savoir addition, soustraction permutation et substitution, il est possible de décrire avec précision les techniques d’une stratégie d’adaptation, tant au niveau du texte comme contenu qu’à celui du texte comme lettre, puis de situer les adaptations les unes par rapport aux autres [13]. Aucune adaptation n’existe en effet dans un superbe isolement. Toute adaptation se positionne par rapport à des manières d’adapter, comme la poétique de la fidélité ou de l’anti-fidélité, mais aussi par rapport à des adaptations concrètes, comme celles de la collection dont elle fait partie ou celles qu’elle se donne comme repoussoir.

Ainsi de l’adaptation de Proust par Stéphane Heuet, plébiscitée par le grand public mais critiquée par plus d’un spécialiste en bande dessinée ou en littérature. Dans cette œuvre, qu’il n’est pas interdit de tenter de lire sans préjugés, le souci de fidélité est net et il touche à chacune des dimensions du texte. D’un côté, l’adaptateur a tenté de reproduire le fil narratif d’A la recherche du temps perdu : Stéphane Heuet n’ajoute rien mais retranche (beaucoup), déplace (un peu) et substitue (à peine), dans le dessein d’offrir un digest acceptable du roman proustien. De l’autre, il se veut également fidèle au texte, qu’il reprend littéralement mais en l’allégeant, travaillant par soustraction, non par substitution (le texte de Proust est cité, mais partiellement : Heuet sélectionne des phrases et, à l’intérieur de celles-ci, il lui arrive de supprimer des morceaux), un peu comme font par exemple les traducteurs des sous-titres au cinéma, que les besoins de lisibilité forcent à ne traduire parfois qu’un mot sur deux ou sur trois). L’essentiel, ici, est que l’adaptateur ne cherche jamais à « récrire » le texte de Proust, qu’il s’agisse du récit ou de la lettre de l’expression.

Cette démarche textuelle ne peut pas être analysée de manière isolée. Face à une telle adaptation, qui vise à communiquer un chef-d’œuvre universellement célébré mais peu lu par le public auquel on s’adresse, il faut mesurer le travail accompli par rapport à ce qui se fait « normalement » dans ce genre d’exercices. Aussi est-il plus pertinent de comparer le Proust de Heuet aux adaptations dessinées ou, pourquoi pas, photo-romanesques d’autres grands classiques comme Madame Bovary ou Guerre et paix que de l’opposer au travail d’un Visconti (mais lequel ?), d’un Raoul Ruiz (Le Temps retrouvé, 1999) ou d’une Chantal Akerman (La Captive, 2000). A force de comparer l’incomparable, on court le danger de passer à côté de qui se passe réellement dans cette adaptation en bande dessinée d’une œuvre « inadaptable ». C’est aux novellisations « junior » et au modèle (honni) des « Classiques illustrés », ces comic books reprenant en quelque 24 petites pages à raison de deux cases par planche, l’ensemble d’un monument littéraire, qu’il convient de juger cette version d’A la recherche du temps perdu.

Une adaptation littéraire en bande dessinée ne peut cependant être circonscrite à la seule double acception du texte comme histoire et du texte comme citation. Le passage d’une prose à une série de planches dessinées comprend un saut médiatique qui superpose à l’écrit [14] une dimension proprement visuelle qu’on aurait tort de croire sans lien avec l’œuvre-source. L’adaptation ne se contente pas d’ajouter des images qui manquent dans l’original, elle procède aussi à des choix formels, notamment visuels, pour ce qui touche à la manière de présenter l’écriture des mots et des phrases. La part visible du média hybride qu’est la bande dessinée excède les images, elle touche aussi aux éléments verbaux et linguistiques (accents, intonations, rythme, volume sonore, etc.). Dans une bande dessinée, le langage devient visible à plusieurs niveaux : celui des unités elles-mêmes (lettres, signes de ponctuation, mots, onomatopées, phrases) et celui de leur emplacement dans les cases ou en-dessous ou à côté d’elles, puis dans les planches (n’oublions pas que la typographie concerne aussi bien la forme des caractères que les questions relatives à la mise en pages).

Il arrive que cette forme visible, soit la troisième acception du mot « texte » en bande dessinée, passe inaperçue. La transparence peut d’ailleurs être une qualité, si l’accent est porté sur la seule narration, par exemple. Il est non moins rare qu’elle saute tout de suite aux yeux, par exemple quand on est gêné par le contraste matériel et stylistique entre texte et image. Deux outils théoriques sont ici de première importance. D’abord la notion de grammatextualité, qui désigne selon Jean Gérard Lapacherie la manière dont la forme visible d’un écrit, manuscrit ou typographique, attire l’attention sur elle-même [15]. Ensuite le concept de graphiation ou énonciation graphique, dû à Philippe Marion, qui permet d’examiner le degré de présence visible de l’artiste dans une forme dessinée, que le dessin soit celui d’une image ou celui d’un texte [16]. Tant Lapacherie que Marion abordent le spectre des manifestations du texte visible de façon très nuancée, essayant de balayer le spectre très large des formes plus transparentes, où la forme visible ne fait guère écran à l’intelligence du référent, et plus opaques, où c’est au contraire la perception de la forme qui fait concurrence à d’autres significations.

Ici encore, l’important n’est pas de lire la forme visible du texte en elle-même, mais d’examiner comment elle s’intègre à l’ensemble de l’adaptation. La matérialité scripturaire des mots et de leur mise en pages ne vaut que par rapport au style du dessin et c’est l’ensemble des mots et des dessins qu’il convient d’évaluer à l’horizon de l’adaptation en général. La grammatextualité et la graphiation d’une adaptation littéraire en bande dessinée peuvent être régies par toutes sortes de régimes, allant de la symétrie (mots et images sont traités de la même façon et correspondent à la manière globale de faire l’adaptation) à la coupure la plus totale : c’est sur pièces qu’il faut juger.

Les deux œuvres qui seront analysées dans la suite de ces pages sont Courir deux lièvres de Simon Grennan (fig. 1), une adaptation de John Caldigate (1879) du romancier victorien Anthony Trollope, et Le Château, d’après Kafka d’Olivier Deprez, une adaptation du roman éponyme (inachevé mais rédigé essentiellement en 1922) de Franz Kafka [17]. L’une et l’autre de ces œuvres sont confrontées au même problème initial : comment transposer un roman très long, à multiples scènes et personnages, en un nombre de pages relativement réduit (une bonne centaine chez Grennan, à raison de six images par planche ; plus de deux cents chez Deprez, mais à raison de deux grandes images par planche seulement). Tous les deux s’inscrivent aussi dans la même philosophie de l’adaptation : Courir deux lièvres comme Le Château, d’après Kafka proposent une recréation qui se veut fondamentalement fidèle aux livres qu’ils transposent [18].

 

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[12] Voir par exemple la collection « Littérature en BD » des éditons Petit à petit de Rouen (en poésie) ou plusieurs travaux de Dick Matena, qui transpose en bande dessinée, parfois en plusieurs volumes vu la longueur des textes, les classiques modernes de langue néerlandaise (Reve, Wolkers, Elschot).
[13] Il va sans dire que le sens et la portée de ces opérations peuvent s’avérer très différents selon le niveau impliqué : changer un élément scénaristique (par exemple remplacer l’envoi d’une lettre, qui peut prendre un temps très long, par un coup de fil) n’est pas du tout de même type que la modernisation d’un nom de famille ou l’hésitation entre romain et italique.
[14] Toujours là en bande dessinée, ne fût-ce que sous la forme marginale du paratexte dans les adaptations purement muettes.
[15] Jean Gérard Lapacherie, « De la grammatextualité », Poétique, n° 59, 1984, pp. 283-294.
[16] Philippe Marion, Traces en cases, Louvain la Neuve, Académia, 1993.
[17] Simon Grennan, Courir deux lièvres (traduction Mireille Ribière), Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2015. Olivier Deprez, Le Château, d’après Kafka, Bruxelles, éd. Frémok/FRMK, 2003.
[18] Fidèle à l’œuvre, sans conteste, voire fidèle aussi, mais l’étude de cet aspect excède les limites de cet article, aux images qui leur sont souvent associées : les illustrations des romans de Trollope et les croquis de Kafka en marge de ses manuscrits. Voir Jacqueline Sudaka-Bénazéraf, Franz Kafka. Aspects d’une poétique du regard, Leuven/Paris, Peeters/Vrin, 2000, et Johanna Villeneuve, « Le livre animé. Bruno Schulz et Franz Kafka », dans Textimage n° 6, 2014 (en ligne. Consulté le 16 février 2022), et David Skilton, « Trollope and Millais: Words and Images That Illustrate Each Other », dans Keith Williams, Sophie Aymes, Jan Baetens, Chris Murray (dir.), Art and Science in Word and Image, Leiden, Brill, 2019, pp. 283–294.