« Un roman de peu de mots »
Le choix d’un roman d’Anthony Trollope pour une adaptation contemporaine et très ambitieuse [19] est tout sauf évident aujourd’hui, même au Royaume-Uni (le travail fut réalisé en anglais, mais l’auteur tenait à le faire paraître d’abord en français, en hommage à la tradition franco-belge). Trollope est un auteur qui passe pour vieillot et de peur de tomber dans le rétro ou l’hagiographie on se sent spontanément obligé de l’adapter en prenant de très grandes libertés. Quant au roman en question, John Caldigate, très long et fourmillant de références à un contexte social devenu très lointain, c’est l’histoire d’un jeune homme brouillé avec son père pour cause de dettes de jeu qui part chercher de l’or en Australie. A son retour et fortune faite, il épouse son amour de jeunesse, mariage qui est le début d’une longue procédure judiciaire pour bigamie, Caldigate se voyant accusé par une femme venue d’Australie d’avoir été son mari durant ses années de vie sauvage.
Grennan adapte librement, certes, notamment par l’insertion de nombreux éléments postcoloniaux absents de l’œuvre de Trollope, mais son but est toujours de refaire Trollope de manière aussi juste et partant aussi fidèle que possible, sans essayer de le trahir en restant près de l’anecdote ou de l’atmosphère d’époque comme dans les films en costumes d’époque. Comment l’auteur s’y prend-il pour dessiner personnages, costumes, accessoires, événements et situations ? Un premier regard sur l’œuvre repère tout de suite qu’on n’y trouve ni modernisation agressive, ni copie servile de la culture visuelle de l’époque. Courir deux lièvres est une bande dessinée à sujet et personnages historiques, mais il s’écarte d’emblée du style visuel des illustrations ayant figé notre manière de « voir » le monde de Trollope. De la même façon, ce premier regard rapide note également l’usage d’une mise en pages très sobre, faite d’une grille de trois fois deux cases identiques, qui permet à Grennan de reproduire le rythme narratif très « égal » de Trollope [20] en faisant de chaque ensemble de six vignettes une petite scène ou valse en trois temps.
La poursuite de ce type de ressemblances avec le roman de Trollope ne va pas sans de grandes ruptures, dont la plus bouleversante est signalée par le sous-titre de l’adaptation : « Un roman de peu de mots ». De l’intrigue très circonstanciée et à multiples rebondissements, Grennan ne retient que les étapes essentielles : les dettes, la brouille, la traversée, la recherche de l’or, la richesse, le mariage, le procès, le dénouement (heureux). Ces divers moments se représentent aussi d’une manière exceptionnellement elliptique. Très souvent, Grennan ne dit pas, il montre seulement, et ce qu’il montre est souvent seulement suggéré. On ne peut donc comprendre Courir deux lièvres du premier coup, seule une relecture donne accès aux grands jalons de l’œuvre souvent tapis dans des détails faits pour être relus autant que simplement lus (on en verra un exemple typique plus loin).
Le résultat de cette démarche est pour le moins surprenant : l’époustouflante reproduction visuelle du monde de Trollope va de pair avec la quête d’un ascétisme non moins poussé en termes narratifs. De là entre autres le glissement de la parole au geste, trait fondamental de la poétique de Grennan. Le narrateur comme les personnages peuvent se taire, mais le premier parle au moyen de sa mise en scène (Grennan montre les personnages comme s’ils se trouvaient sur scène, le lecteur étant placé dans la position du spectateur au théâtre) et les seconds s’expriment à l’aide des conventions de la pantomime et des poses du mélodrame (ils sont croqués dans des attitudes qui ne sont pas sans rappeler le jeu outré des comédiens des premiers temps du cinéma).
Mais venons-en au texte, c’est-à-dire à la lettre du texte et à sa façon de l’inscrire au cœur de l’album. Ici encore, le premier abord est on ne peut plus rassurant. La graphie claire et cursive rend le texte immédiatement lisible. Les phylactères se trouvent presque toujours à l’endroit où on les attend et l’ordre dans lequel ils sont disposés est lui aussi très naturel. Le nombre de mots et la longueur des lignes dans les bulles sont très surveillés. Le fond du texte est toujours blanc et les mots se détachent avec élégance. Grâce aussi à leurs bords de même épaisseur que les lettres, les phylactères se distinguent facilement des images, elles très colorées et rehaussées de fines hachures. Les effets d’expressivité directe sont soigneusement évités : lelettrage est peu grammatextualisé et sa graphiation est très discrète. Tout cela rejoint l’esthétique trollopienne de l’« égalité », tout en servant d’appui et d’explicitation à un dessin qui, pour précis et détaillé qu’il soit, déclare aussi qu’il ne livre pas tous ses secrets d’emblée.
En voici un exemple concret (fig. 2). Située vers le tout début du livre, cette planche représente une scène clé du récit, mais dont l’importance ne se révélera que plus tard : la rencontre entre John Caldigate et Hester Bolton, le fils du banquier chargé de régler le contrat qui règle la renonciation du jeune homme à son héritage en échange de l’annulation de ses dettes. Du point de vue narratif, l’ellipse est audacieuse : on peut remarquer – mais il y a de fortes chances à ce qu’on ne le note qu’en relisant – que les doigts des deux jeunes gens s’emmêlent, sans que la moindre parole ne soit échangée entre eux. Du point de vue de la lettre du texte, on observe – et ceci peut s’observer plus facilement, pour les raisons qu’on vient d’expliquer – le caractère relativement bavard de cette page, surtout comparée à d’autres, comme si la conversation mondaine du banquier et de sa famille (son épouse, son fils) était destinée à dissimuler, mais sans doute aussi à rendre possible, ce qui a lieu « sans paroles » dans l’image.
L’organisation spatiale des dialogues superpose une structure supplémentaire à la grille des six cases, qui permet une fois de plus de voir clairement le rythme ternaire de valse (1-2/3-4/5-6) partout à l’œuvre. Au moyen des bulles l’ensemble de la page est divisé par une diagonale très puissante qui conduit l’attention vers un agencement non plus linéaire mais tabulaire des vignettes. On s’aperçoit ainsi que le poids des phylactères grossit progressivement, strip après strip : O, puis 1 dans la première bande, 1, puis 2 dans la deuxième, 2 puis 3 dans la dernière (augmentation que redouble encore le nombre croissant de lignes par case). Pareille mise en réseau fait ressortir aussi, du côté des images proprement dites, une chorégraphie qui rapproche d’abord et soude ensuite John et Hester. Dans le premier strip, ils apparaissent encore séparément, elle assise, lui debout, mais déjà l’un à l’autre à la même place dans leurs cases respectives. Dans le second strip, les deux jeunes gens sont d’abord réunis dans la même case, lui debout à gauche et elle toujours assise à droite, avant qu’elle ne le rejoigne en se détachant du groupe familial dans la case suivante. Enfin, le troisième strip confirme à la fois cette union et ce détachement, avec tout à la fin l’intégration de Caldigate à sa future belle-famille (et peut-être déjà une allusion érotique à travers la position de la main de Caldigate, tendue vers le frère d’Hester mais posée sur le sexe, certes à distance et bien caché, de cette dernière).
[19] Le travail de Grennan faisait l’objet d’une commande de l’Université de Leuven dans le cadre du bicentenaire de Trollope en 2015. Voir aussi le volume d’études réunies par Simon Grennan et Lawrence Grove, Comics Adaptations of the Victorians, Leuven, Leuven University Press, 2015, qui donne le cadre scientifique de l’entreprise.
[20] Pour une analyse détaillée du rythme narratif dans Courir deux lièvres, voir Jan Baetens, « Adapting and Displaying Multiple Temporalities: What Became of Trollope's John Caldigate and Maupassant's Boule de Suif in Simon Grennan (Dispossession) and Battaglia (Contes et nouvelles de guerre) », dans Lawrence Grove and Simon Grennan (dir.), Comics Adaptations of the Victorians, Op. cit., pp. 15-32.