Ce n’est pas seulement à cause du noir et blanc que cette double page apparaît comme un véritable échiquier (n’oublions pas le métier de K., qui est arpenteur). L’occupation figurative des cases y participe également, de sorte que le lecteur peut penser que les personnages, mais aussi les mots et les accessoires, évoluent d’une zone à l’autre. La tabularité dynamise le tableau, y installe une temporalité certaine. La seule action se situe au niveau des mots, avec une question en bas à gauche – c’est le géomètre K. qui demande à l’aubergiste : « Suis-je un homme puissant ? » – et la réponse symétriquement placée en bas à droite, littéralement en regard – c’est alors l’aubergiste qui déclare : « Non, géomètre, ici tu n’es pas un homme puissant… ».
Comment se présente le texte dans cette double page ? Comment s’y loge-t-il ? Deux observations sautent aux yeux, qui confirment le traitement général du texte dans le livre. D’une part, le texte sature l’espace disponible de la case. D’autre part, sa lisibilité ne soulève aucun problème. Il suffit de comparer la disposition des éléments verbaux avec l’articulation des deux autres cases externes pour s’apercevoir du contraste. Entre le dessin en haut à gauche et celui en haut à droite, le rapport thématique est direct – on retrouve la cruche et le verre à anse gravés en gros plan à gauche sur la table à droite, mais il faut un certain effort pour les reconnaître dans les contours presque abstraits et la taille réduite des objets placés devant le personnage assis. La saturation de l’espace par les mots de même que leur grande lisibilité ne sont pas des faits insignifiants. L’une et l’autre soulignent l’idée de puissance, si tragiquement absente des quatre portraits tournant autour du centre de la double page mais si directement présente dans le geste de l’artiste, dont la gouge se fait sentir dans n’importe quelle case, moins dans la perspective de corser la subjectivité de la main qui grave que dans celle d’imposer, au-delà de l’individu qui l’emploie, la force du médium de la gravure. Corollairement, l’occupation de l’espace disponible par des mots qui tranchent sur l’image plus diffuse des hommes et des choses, pousse à scruter davantage la forme matérielle des énoncés verbaux, car ce sont bien des phrases et non de simples mots qu’on voit apparaître ici. Le trait le plus aillant de ce microdialogue, outre l’effet d’empilement de rangées de lettres sur ce qui est presque une partition, est la tension entre mots et lignes. Dans la question du géomètre K., on trouve trois fois sur quatre un mot par ligne, tandis que la réponse de l’aubergiste, répétition presque mécanique de la question de départ, comme faite par un robot, contient un effet de boule de neige (1, 1, 2, 3) suivi d’un mouvement de contraction (2, 1).
Ce quadrillage (haut/bas, gauche/droite, horizontal/vertical) ne va pas sans « bavures ». L’inversion horizontale du point d’interrogation à gauche fait écho à l‘inversion verticale, en tête-bêche, du dernier des quatre portraits. Autant de glissements qui suggèrent les failles de la géométrie et partant les faiblesses du géomètre comme la nécessité de prolonger la lecture. Le texte peut donner l’impression de nous servir de guide : sa transparence rassure ; la place qu’il occupe paraît un signe de maîtrise ; sa stabilité fonctionnelle (un énoncé par personnage, comme pour dire que toute chose est à sa place et qu’il y a une place pour toute chose) le sépare de la perplexité interprétative que font naître beaucoup d’images. C’est là pourtant une illusion car le texte ne tarde pas à être happé par le tremblé de l’image : la ponctuation se déglingue, la taille des lettres varie sans qu’on sache trop pourquoi, la parole gravée hésite entre mot et phrase, et visuellement la composition d’ensemble est si forte que le texte ne peut pas rester à l’abri des incertitudes de l’image, elle déchirée entre l’incise presque chirurgicale (la gouge entame le bois) et le brouillage des référents (dont témoigne la mutilation des visages au centre). Ainsi le texte devient-il le miroir de l’image et, plus exactement, de l’adaptation d’un roman dont le motif principal reste l’homme dans le brouillard, celui-ci étant souvent moins flou que celui-là.
Le texte dans la bande dessinée ? Une affaire de récit, de citations, de formes matérielles, et surtout des trois en même temps. De plus, ces questions textuelles ne sont pas séparables de considérations plus générales quant à la poétique d’une démarche d’écriture, surtout dans le cas d’une adaptation (pratique en voie de généralisation dans le roman graphique contemporain). Comme le montrent les exemples de Simon Grennan et Olivier Deprez, toutes ces contraintes ne doivent nullement faire obstacle à la création d’œuvres d’une grande originalité.
Pour en mesurer la portée, il importe cependant d’aller au-delà de la seule analyse des mots dans l’image. Dans le cas d’une adaptation littéraire, il faut toujours commencer par s’interroger sur ce qui s’entend par texte, qui désigne au moins trois types de signes, hétérogènes mais indissolublement liées dans le travail de l’artiste : d’abord le texte comme histoire (l’intrigue qu’on transpose), ensuite le texte comme citation (les mots qu’on reprend de manière plus ou moins littérale ou complète dans l’œuvre d’arrivée, en l’occurrence la bande dessinée), enfin le texte comme objet visible, comme écrit à voir autant qu’à lire.
Ce troisième aspect du texte touche à la manière de présenter visuellement l’écriture des mots et des phrases au sein des phylactères, des vignettes et des planches. Pareille visualité demande la mobilisation d’outils de lecture spécifique, dont les plus importants sont d’une part la « grammatextualité », soit l’ensemble des procédés par lesquels un écrit attire l’attention sur lui-même et qui permettent à l’artiste de créer des réseaux signifiants qui s’ajoutent au sens de l’intrigue comme au sens des mots et des phrases, que ce soit pour les renforcer ou pour les tordre, et d’autre part la « graphiation », qui permet d’examiner le degré de présence visible de l’artiste dans une forme dessinée, que le dessin soit celui d’une image ou celui d’un texte.
L’ensemble de ces outils, joint à une réflexion sur les différents types de texte qui se mélangent dans une adaptation sous forme de bande dessinée, aident à mesurer l’apport spécifique des œuvres par rapport à d’autres types de conversion médiatique tout en faisant ressortir la présence, parfois un rien voilée, des artistes au sein de leur création.