Le livre animé.
Bruno Schulz et Frank Kafka

- Johanne Villeneuve
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Indiquons ici une faculté bizarre du vieux volume, déjà évidente pour le lecteur, à savoir que le Livre se développe et grandit au cours de la lecture, que ses limites sont ouvertes de toutes parts à toutes les fluctuations [1].

      Cette étude, qui porte sur les incidences du cinéma sur la littérature, ne concerne pas la transposition des techniques cinématographiques, mais bien l’empreinte que laisse l’invention du cinéma dans certaines poétiques du premier tiers du XXe siècle tout autant qu’une résistance à ses propositions nouvelles. Il s’agit donc de revisiter une époque où le médium cinématographique n’est pas encore parfaitement lisse, où il laisse la littérature libre de répondre à la nouveauté. De manière plus générale, convenons que les écrivains qui vont au cinéma ne se contentent pas d’emprunter une technique de narration, comme le donnait à penser Claude-Edmonde Magny dans un ouvrage devenu canonique [2] ; ils sont marqués par une imagination que le cinéma contribue à développer, mais qui participe d’une époque, d’une sensibilité irréductibles à un système d’emprunts fondé sur un commun usage de procédés. Je propose donc d’étudier non pas l’influence qu’a pu avoir le cinéma sur le sens du récit chez deux écrivains, mais la sensibilité d’une époque, à laquelle Schulz et Kafka ont adhéré chacun à leur manière, avec le cinéma.
      Cette sensibilité, que l’on peut qualifier de « moderne », a largement été étudiée depuis les écrits de Walter Benjamin [3] sur le flâneur baudelairien et les passages parisiens, les textes de Siegfried Kracauer [4] sur la photographie dès 1927, ou encore par Laszlo Moholy-Nagy [5]. Fort de ses réflexions sur les nouveaux moyens de transport et les modes d’apparition engendrés par les déambulations citadines (reflets, effets de transparence, contrastes et surcadrages), ce dernier concevait le montage photographique comme une qualité rythmique propre à l’image, agissant à l’intérieur d’un plan et produisant des effets de vitesse et des ralentis, souvent à la manière d’une trame musicale. Des images de pensée se constituent donc au travers la fuite et les altérations qu’impose la nouvelle réalité du monde moderne. Cette conception de l’image – et de son principe montagiste inhérent – n’a pourtant pas été retenue par la théorie du cinéma, ni exposée à travers son institutionnalisation. Pourtant elle est là qui accompagne la vie moderne, les captations mobiles de la grande ville, comme Dziga Vertov aimait les surprendre dans ses films, « superposition de sensations visuelles et d’associations mentales » comme le disait Moholy-Nagy en 1928 au sujet de l’expérience en tramway :

 

[…] on voyage en tramway et l’on regarde par la fenêtre. Une voiture suit le tramway. Ses vitres sont également transparentes. A travers, on voit un magasin dont la vitrine est tout aussi transparente. A l’intérieur, il y a des hommes, des acheteurs et des vendeurs. Un homme ouvre la porte. Des promeneurs passent devant le magasin. Un agent de la circulation arrête un cycliste. On perçoit tout cela en un instant parce que les vitres sont transparentes et que tout se passe sous nos yeux. A un autre niveau, un processus analogue s’opère dans la photoplastique : il ne s’agit pas d’un résumé mais d’une synthèse où les associations mentales et les sensations visuelles se superposent et fusionnent [6].

 

      C’est dans ce contexte que Franz Kafka, puis Bruno Schulz ont écrit leurs œuvres, le premier dans la ville de Prague au début du siècle, le second dans son village de Galicie au début des années 1930. Juif de langue allemande, Kafka est fils de commerçant, diplômé en droit et travaille aux Assurances ouvrières contre les accidents. Ecrivain discret, il s’adonne également au dessin, en dilettante, remplissant les marges de ses cahiers (textes littéraires, journal personnel, correspondance) de petites figurines, de gribouillis et de silhouettes. Bruno Schulz, fils de commerçant lui aussi, artiste et professeur de dessin, est un traducteur polonais de Kafka. Ne connaissant pas le Yiddish, contrairement à la plupart des écrivains juifs de Pologne, il écrit en polonais et publie Les boutiques de cannelle en 1934 (texte écrit en 1930-31), puis Le Sanatorium au croque-mort–sous la clepsydre en 1937. En 1942, Schulz est assassiné par un SS dans le ghetto de son village, Drohobycz, aujourd’hui annexé à l’Ukraine.

 

Invention du cinéma

 

      Lorsque Franz Kafka, au début des années 1910, va voir des films avec son ami Max Brod, et que Bruno Schulz, dans les années 1920, fréquente le cinéma de son frère dans sa petite ville de Galicie, le cinématographe n’est pas sorti de sa phase fantasmagorique où règne l’empathie entre la matière, la forme et l’esprit (spirit), où l’on s’étonne encore de voir s’animer les êtres et les choses en image. Le parti pris de cette étude sera justement celui de « l’animation » ou, concernant plus précisément Schulz et Kafka, celui du « livre animé ».
      Je suppose ici que l’invention du cinéma s’inscrit dans le parcours qui a mené l’image vers un destin bien particulier : celui qui consiste à s’animer. Selon ce parcours, le cinéma ne se définit ni par l’innovation du montage (comme le souhaitait l’école soviétique [7]), ni par sa fonction de « captation » ou d’enregistrement de la réalité, comme a pu le concevoir André Bazin [8]. Le cinéma ne serait plus à confondre avec ses techniques de montage et ses opérations de mise en scène. Par animation, on entendra plutôt un rapport particulier au visible du point de vue du spectateur, du lecteur, du destinataire des images. Montage, tournage, mouvements de caméra appartiennent au domaine de la réalisation du film et de sa virtuosité. Mais aux yeux du spectateur, tout cela se confond magnifiquement dans la vision d’un monde animé où les enchaînements et les ruptures sensibles ont pour corollaires des enchaînements et des ruptures de pensée, une virtuosité des choses qui émergent, figurent et apparaissent. A ses yeux, il n’y a pas d’enregistrement, mais une manifestation du temps, une donnée de l’expérience ; pas de simple captation, mais – pour paraphraser Schulz à propos des vieux appartements de son enfance – des « émanations d’existences et d’événements multiples » [9]. De ce point de vue, le cinéma ne coïncide ni avec le tournage – qui est captation du réel, enregistrement du visible – ni avec le montage qui est une écriture d’images, une mise en correspondance volontaire et déterminée. Il est plutôt, dans son élaboration première, une affaire d’animation, d’enchaînements d’automation et de projection – non pas simplement du point de vue de sa fabrique une suite de photogrammes ou de plans, mais plutôt la révélation dans la pose elle-même, comme dans la matière ou dans la forme, d’une animation. Ainsi, une image peut être statique au cinéma sans pour autant se confonde avec la photographie : même sans mouvement rendu, le monde projeté du cinéma est animé, son ambiance est toujours celle des choses qui sortent de leur inertie. Quand les premiers spectateurs du cinéma ont vu le film Le Repas du bébé des Frères Lumière, aucun spectateur ne s’est extasié devant le spectacle d’une juxtaposition d’images capable de produire du mouvement. On a plutôt constaté : « Les feuilles bougent… » [10] (l’auteure souligne), faisant allusion à l’animation des feuilles dans les arbres aperçus dans le coin supérieur droit de l’écran, animation éblouissante non pas sur le coup de son enregistrement, mais de sa restitution en tant que manifestation et présence, une « présence dispersée et accumulée » [11] des phénomènes à l’écran que relevait Jean Epstein en 1951 :

 

C’est parce que les images animées se trouvent surqualifiées par la multiplicité de leurs interprétations visibles (…) de la réalité brute que ces images n’acceptent pas la structure logique sans la disloquer à proportion de leur surcharge de significations concrètes. C’est parce que cette surcharge fonde à l’écran un monde luxuriant de différences que le film donne une plus forte impression de réalité, à proportion de son refus d’admettre les typifications rationnelles en schémas de parfaite ressemblance [12].

 

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[1] Bruno Schulz, Le Sanatorium au croque-mort, dans Œuvres complètes, Paris, Denoël, 2004, p. 137.
[2] Cl.- E. Magny, L’Age du roman américain, Paris, Seuil, 1968.
[3] W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, Editions du Cerf, 2009.
[4] S. Kracauer et T. Y. Levin, « Photography », Critical Inquiry, vol. 19, no3 (printemps 1993), pp. 421-436. Le texte date de 1927.
[5] L. Moholy-Nagy, Peinture, Photographie, Film et autres écrits sur la photographie, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1993. Les textes datent de 1923 à 1938.
[6] Ibid., p. 170.
[7] On pensera bien sûr à S. M. Eisenstein, D. Vertov, mais aussi L. Koulechov et V. I. Poudovkine.
[8] A. Bazin, « Ontologie de l’image photographique », dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Editions Du Cerf, 1997, pp. 9-17.
[9] B. Schulz, Les boutiques de cannelle (Le traité des mannequins), Paris, Gallimard, 1974, p. 77 (l’auteure souligne).
[10] M. Aubert, Jean-Claude Seguin, La Production cinématographique des frères Lumière, Paris-Lyon, Bibliothèque du Film et Éditions Mémoires du cinéma, 1996, p. 207.
[11] J. Epstein, « Le monde fluide de l’écran », dans Ecrits sur le cinéma 2, Paris, Seghers, 1975, p. 152. Publié originellement dans Les Temps modernes, n°65, juin 1951.
[12] Ibid., p. 155.