Le livre animé.
Bruno Schulz et Frank Kafka

- Johanne Villeneuve
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Fig. 10.

Fig. 11.

      N’est-il pas étonnant de penser qu’en la tournant ou en changeant d’angle par rapport à elle, une image puisse animer son contenu, le « rendre vivant »? Le rapport à l’image demeure alors contraint dans l’objectivation de ses possibilités géométriques : la tourner, en modifier les angles.
      C’est entre 1912 et 1913 surtout que Kafka va au cinéma, avec Max Brod, et relate dans sa correspondance avec Felice Bauer, de même que dans son journal, le visionnement de films. Dans son livre Kafka va au cinéma, Hanns Zischler, qui s’est surtout intéressé à la correspondance et aux journaux de Kafka, souligne combien celui-ci cultive « une mémoire eidétique stupéfiante » qui lui permet de « conserver et décrire les détails exposés » [40]. Bien que le livre de Zischler excède la discussion qui nous occupe, insistons sur deux éléments : le premier est que Kafka retient surtout du cinéma des « personnages » : la jeune fille innocente, la prostituée, la marchande d’esclave dans le film La Traite des blanches. Mais ce n’est pas tant à travers l’action qu’il recompose les « caractères » du cinéma, qu’à travers leurs poses et leurs gesticulations, la répétition et le caractère controuvé de leurs gestes, la recherche des attitudes types qu’il cultive au souvenir des affiches. Kafka se vante, par exemple, de tout savoir sur les films qui sont au programme à Prague, sans aller les voir. Reste de cette affection ce que Zischler appelle « le sens d’une traduction gestuelle » [41], « le goût marqué [de Kafka] pour la sculpture et le langage des gestes » [42], cette pantomime rappelant la remarque d’Adorno au sujet des derniers textes de Kafka, lesquels, selon lui,

 

maintiennent le lien avec le cinéma muet (lequel, ce n’est pas un hasard, a disparu presque en même temps que Kafka lui-même) ; l’ambiguïté du geste est entre la plongée dans le mutisme (…) et le mouvement visant à s’élever hors du mutisme dans la musique – ainsi, l’élément le plus important de la constellation geste-animaux-musique est sans doute ce groupe de chiens qui font de la musique sans parler [43].

 

      Le deuxième élément renvoie à l’hypothèse selon laquelle Kafka oppose au cinéma l’écriture, laquelle serait plus près du panorama, de la stéréoscopie qui permet le libre jeu de l’observation : « Le relief immobile de la stéréophotographie [rendrait] l’image "plus vivante" » [44] que celle du cinématographe. « Le cinéma (…) s’oppose[rait] à l’"immobilité du regard" et produi[rai]t moins une réalité vivante qu’une réalité mécanique, un battement automatisé » [45]. La marionnette animée que proposent les films tournés en seize ou vingt images par seconde, attire pourtant indéniablement Kafka, comme le soutient Jacqueline Sudaka-Bénazéraf [46]. Mais sans doute est-ce en raison non pas des possibilités qu’offre le médium quant à la restitution du mouvement, mais de son caractère animé, de cette domestication de la figure que permet le cinématographe en soumettant celle-ci à la double contrainte de la pose et du mouvement. Les corps des acteurs du cinéma naissant n’agissent pas autrement, coincés qu’ils sont entre la pose (ou pause) comme gage de leur expressivité muette et la puissance de l’animation qui les entraîne dans la durée. En cela, les figurines en noire de Kafka sont emblématiques.
      Dans sa remarquable étude de La Métamorphose, Jacqueline Sudaka-Bénazéraf accorde au regard et à la dimension optique chez Kafka une importance considérable dans la définition de sa poétique. Théâtre optique et cinéma des origines forment selon elle le complexe du regard, empreint de cette frénésie partagée par les spectateurs des premiers temps : emballement, expérimentation d’un mouvement rapide, de « cette raideur de la marionnette à chaque saccade » [47]. J. Sudaka-Bénazéraf l’affirme comme si, en raison de la fonction optique de l’appareil cinématographique, il fallait confier au regard le rôle premier de cette nouvelle dramaturgie ou de cette comédie des corps animés. Or ce regard, justement, ne concerne plus la recherche optique telle qu’elle s’était redéployée à travers le réalisme romanesque depuis le XIXe siècle. Au cinéma, Kafka est convié au spectacle de corps animés qui apparaissent et recomposent le champ du réel, transformant la pensée. La liberté du regard que revendique Kafka et qu’entraverait le cinéma, selon lui, est bien ce qui s’exerce à outrance dans La Métamorphose, mais non pas, comme le pense J. Sudaka-Bénazéraf, en tant que manifestation indistincte d’une cinématographie à l’œuvre [48], car dans l’écriture romanesque de Kafka, la série des chutes, l’affolement des lignes verticales et horizontales dans leur incessant jeu de permutations, sont bien le privilège d’un regard encore non cinématographique, lequel revendique sa liberté, l’exerce à outrance, mais précisément contraint par un monde qui lui échappe, un monde « luxuriant de différences » pour reprendre les termes d’Epstein énoncés plus haut. Le regard exercé par Kafka est, en ce sens, très éloigné de celui du cinématographe. En revanche, les figures qu’il dessine et qu’il écrit, ces traits, sont bels et bien celles et ceux que le cinéma condamne à s’animer, fait émerger à travers l’animation. Le « cinéma » romanesque de Kafka, pris dans ce moment de négation du regard – de ce qui pourrait s’animer sans lui – ne se confond pas avec la simple reprise ou adaptation de procédés optiques, cinématographiques (cadrages, mouvements de caméra, etc.) mais plutôt avec cet accouplement de poses et d’agitations en pures pertes auquel se livrent des figures. C’est pourtant au bord du cinématographique que se maintient son écriture, au commencement de l’animation, devant l’inquiétude.
      Alors que Kafka entreprend de schématiser la pose, au bord de l’animation, Schulz dilate et rend cosmogonique les moments conspiratifs de la pose, les petites accointances mesquines, le murmure des choses et des états qui font naître les créatures. On s’amusera à observer cette dernière image dont un fragment est devenu célèbre (figs. 10 et 11), image de l’écrivain en tant que sujet photographique auprès de qui l’animal, à la fois image animée et figuration de l’anima, échappe au regard, telle une percée cinématographique au sein de la photographie elle-même, point de fuite où s’échappe l’animal ou portrait de l’œuvre animée posant aux côtés de l’écrivain qui pose.

 

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[40] H. Zischler, Kafka va au cinéma, Op. cit., p. 43.
[41] Ibid., p. 85 (l’auteure souligne).
[42] Ibid., p. 67.
[43] T. Adorno, le 17 décembre 1934, cité par H. Zischler, Kafka va au cinéma, Op. cit., p. 85.
[44] H. Zischler, Ibid., p. 43.
[45] Ibid., p. 45.
[46] J. Sudaka-Bénazéraf, Franz Kafka. Aspects d’une poétique du regard, Leuven, Peeters/Vrin, 2000, p. 211.
[47] Ibid., p. 66.
[48] Ibid., pp. 64-65.