Le livre animé.
Bruno Schulz et Frank Kafka
- Johanne Villeneuve
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Fig. 7. Fr. Kafka, Six figures noires, 1907-1917
Kafka au bord du film
Sans être un dessinateur professionnel, Kafka a produit au fil du temps un certain nombre de portraits, de croquis et dessins. Mais surtout, il aimait voir son écriture ponctuée de gribouillis ou de quelques figures inscrites en marge, en l’occurrence dans son journal (entre 1909 et 1923), dont plusieurs oscillent entre la lettre tracée et l’évanescence d’un trait tiré, allongé, parfois rebondissant. Si plusieurs de ces figures évoquent en quelques jets rapides et estompés la possibilité ou la trace d’une animation, certaines représentent de manière schématique une simple pose livrée au plaisir des ombres chinoises : un sujet compact qui adopte une attitude, un corps étiré aux limites de l’attente, parfois courbé, une composition de traits qui n’arrive à évoquer le mouvement qu’en sursaut (fig. 7). Ces dessins appartiennent à ce corpus des hommes marionnettes, ainsi désignés par Max Brod : « des marionnettes noires suspendues à des fils invisibles » [30]. Cette « série » contraste quelque peu avec d’autres dessins, un peu plus élaborés, quoique toujours minimalistes, orientés vers la caricature ou le burlesque. Ces figurines noires font taches davantage qu’elles ne signifient ; elles expriment minimalement, dans le prolongement du geste d’écriture. Figures plutôt qu’images, elles se démarquent également d’autres séries où le trait semble porté par la souplesse du geste : quelques lignes à peine esquissées d’un marcheur ou d’un coureur emporté par son propre mouvement, à la limite de l’estompement. La ligne souple y est alors rebondie, bondissante même, arrondie selon la courbe du dos. Ce sont toujours de petits hommes, tantôt brisés, tantôt élastiques, soumis à une capture dont l’origine nous échappe (fig. 8).
Les figurines noires paraissent, elles, combattre la possibilité qu’ont les autres de s’enfuir ou de se dissoudre si aisément dans l’atmosphère à la faveur d’une courbe à peine esquissée. Au contraire, mais comme dans le cinéma d’Emile Cohl, bien que formant cette fois des triangles, des carrés, des rectangles, soit des formes angulaires contrariées, sans égard pour quelque courbe, les figurines « posent ».
Chaque figure est à prendre comme le signe d’un alphabet personnel, indéchiffrable dans son écriture, mais éloquent dans sa simplicité graphique, rappelant le « K » de Kafka (fig. 9) : figures d’impuissance, de fatigue – figures arrêtées dans le double sens de la pose et de l’arête architecturale d’une ligne d’angles formée par l’intersection de deux surfaces. L’hypothèse que je formule ici est que cet « arrêt » place Kafka au bord du livre animé plutôt qu’à l’intérieur, à la différence de Schulz. L’esthétique des dessins de Kafka ne contredit pas son écriture romanesque. Quelque chose, en effet, retient Kafka dans son amour du cinéma.
Dans la Postface au Procès, Schulz, qui en est le traducteur polonais, écrit ceci :
Kafka perçoit de façon particulièrement aiguë la surface, l’apparence du réel. Il connaît à merveille les gesticulations, les mécanismes externes des événements et des situations, leurs engrenages et leurs implications, mais ce n’est pour lui qu’un tissu de surface, un épiderme sans racines qu’il jette comme un vêtement délicat sur la réalité transcendante [31].
A son corps défendant, Kafka y verrait sans doute un rapport cinématographique, lui qui déclarait : « le cinéma contraint l’œil à endosser un uniforme, alors que jusqu’ici il était nu » [32].
Les remarques faites par Kafka dans sa correspondance au sujet de ses visites au Panorama impérial de Friedland en Bohême, en 1910, expliquent ce qu’il entend par cette entrave au regard et confirment la lecture de Schulz :
Les images [y] sont plus vivantes qu’au cinéma, parce qu’elles permettent au regard le repos qu’il a dans la réalité. Le cinéma prête aux objets qu’il montre l’inquiétude de son mouvement, l’immobilité du regard me paraît plus importante [33].
En effet, le cinéma ne permet pas de retenir les images, de les fréquenter à souhait, d’y opérer une recherche par les yeux, un véritable travail de lecture, comme le souhaiterait Kafka. Comme le constate Hanns Zischler, « Il existe un déplaisir manifeste (et empreint de jouissance) à ne jamais pouvoir retenir les images du cinéma que de manière provisoire et insuffisante » [34].
Si Schulz, dans son œuvre littéraire, pénètre le régime de la matière animée, Kafka se tient à la surface, se consacrant d’abord à l’exercice du trait et de sa pantomime, attentif aux poses et aux gesticulations – exercice de souplesse et de positionnement, non de pénétration :
[…] l’homme que K. avait vu de loin était arrivé lui aussi jusqu’à la porte ; il s’était appuyé des deux mains à la traverse et se balançait sur la pointe des pieds comme un spectateur impatient. La jeune fille fut la première à reconnaître que l’attitude de K. était causée par un malaise, elle lui apporta un fauteuil et lui demanda : « Ne voulez-vous pas vous asseoir ? ». K. s’assit aussitôt et, pour mieux se tenir, appuya même les bras sur les deux accoudoirs [35].
Ailleurs, le personnage de Leni et Block, le négociant, se prêtent devant l’avocat à une scène muette :
Block fut tout heureux de sa venue, il la pria immédiatement, par une pantomime agitée, de s’entremettre pour lui auprès de l’avocat. (…) Leni devait savoir comment il fallait prendre l’avocat ; elle montra la main de Me Huld et avança ses lèvres comme pour un baiser. Block aussitôt exécuta un baisemain et le répéta même deux fois sur l’invitation de Leni. Mais l’avocat se taisait toujours. Alors Leni se pencha sur lui – on vit son corps se dessiner magnifiquement dans ce mouvement – et, profondément inclinée sur le visage de Me Huld, elle caressa ses longs cheveux blancs [36].
Plus loin dans le texte, K. est aux prises avec deux messieurs qui l’escortent :
Aussitôt la porte franchie, ils s’accrochèrent à ses bras de la plus bizarre façon : K. ne s’était encore jamais promené ainsi avec personne. Ils collaient leurs épaules par-derrière contre les siennes, et, au lieu de lui donner le bras, enlaçaient ceux de K. dans toute leur longueur en lui maintenant les mains en bas par une prise irrésistible qui était le fruit d’un long entraînement. K. marchait entre eux tout raide ; ils formaient maintenant à eux trois un tel bloc qu’on n’aurait pu écraser l’un d’entre eux sans anéantir les deux autres. Ils réalisaient une cohésion qu’on ne peut guère obtenir en général qu’avec de la matière morte [37].
Les attitudes corporelles (exubérance ou retenue suspecte, prolifération de têtes penchées [38], de gestes inappropriés) caractérisent les romans de Kafka ou plutôt, les relations entravées entre des personnages transfigurés, devenus pures figurations, objets de tracés et de déplacements calculés. La critique l’a souvent remarqué : quelque chose achoppe dans l’univers kafkaïen, en dépit de ce que cela semble suivre son cours. Cet achoppement n’est pas sans rappeler qu’au contraire du démiurge paternel de Schulz, la figure du père engage chez Kafka un rapport singulier à la « matière morte » et à l’absence du regard. Tombant sur une photographie de ses parents, le jeune héros du roman L’Amérique, s’étonne :
Il n’en regardait que plus attentivement celle [la photo] qu’il avait sous les yeux, et cherchait à capter le regard de son père en la tournant sous divers angles. Mais il avait beau la tourner, et modifier la position de la bougie, le père refusait de vivre [39].
[30] M. Brod, Biographie de Franz Kafka, cité par J. Sudaka-Bénazéraf, Le Regard de Franz Kafka. Dessins d’un écrivain, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 145. Les dessins de Kafka se trouvent dans divers manuscrits, lettres, journaux. Jacqueline Sudaka-Bénazéraf a mené ses recherches dans les manuscrits conservés par la Bibliothèque de l’Université de Jérusalem, ainsi qu’à la Bodleian Library d’Oxford, aux Etats-Unis à Yale, Columbia, en Allemagne à l’Université de Wuppertal, au Schiller-Natuionalmuseaum de Marbach, et en France auprès de Marthe Robert. Une collection de 40 dessins a été publiée par Niels Bokhove et Marijke van Dorst dans Einmal ein grosser Zeichner (Franz Kafka als Bildender Künsler), Vitalis Verlag, 2011.
[31] B. Schulz, Postface à F. Kafka, Le Procès, Ed. Roj, Varsovie, 1936. Traduction de C. Jezewski et F. Lallier. Dans Bruno B. Schulz, Les boutiques de cannelle, Le Sanatorium au croque-mort, Essais, Correspondance, Paris, Denoël, 2004, p. 385.
[32] Cité par G. Janouch dans H. Zischler, Kafka va au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1996, p. 11.
[33] Cité dans Ibid., p. 41.
[34] Ibid., p.85.
[35] F. Kafka, Le Procès, Paris, Gallimard, « Folio », 1976, p. 108 (l’auteure souligne).
[36] Ibid., p. 241 (l’auteure souligne).
[37] Ibid., pp. 274-275 (l’auteure souligne).
[38] On pensera à l’analyse qu’en ont fait Gilles Deleuze et Félix Guattari en ouverture de leur livre Kafka, pour une littérature mineure,Paris, Minuit, 1975.
[39] F. Kafka, L’Amérique,Paris, Gallimard, « Folio », 1965, p. 122 (l’auteure souligne).