Le livre animé.
Bruno Schulz et Frank Kafka

- Johanne Villeneuve
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Fig. 1. J. S. Blackton, The Enchanted Drawing, 1900

Fig. 2. M. Fleischer, Koko Chops Suey, 1927

Fig. 3. B. Schulz, La Procession, 1922

Fig. 4. B. Schulz, Pélerins, 1920-1922

Fig. 5. B. Schulz, Dodo, av. 1937

      Cette réalité seconde et « surqualifiée », cette densification du visible, n’est pas seulement tributaire de ce que le cinéma en montre toujours davantage que le langage verbal pourrait en dire [13]. Epstein l’avait compris: « Il en résulte à l’écran un monde où l’attention de l’observateur se trouve appelée, bien plus fréquemment et plus vivement que dans le monde réel, sur la diversité et le changement » [14]. Selon Epstein, l’espace devient « non homogène », possiblement désorganisé, soustrait à la nécessité des proportions et des capacités humaines à la faveur, par exemple, de la téléscopie et la microscopie.
      Cette soustraction est au principe même de l’architectonique kafkaïenne, le monde décrit par Kafka étant à la fois immensément dense, incompréhensible, et microscopique, sans cesse livré au patient déchiffrement de ses protagonistes et au procès de la lecture. Au cinéma, nous dit Epstein, les rythmes et leur variabilité prolifèrent, tandis que s’éprouvent les états de la matière, un contenu phénoménal fin, immobile et mobile, constant et inconstant [15], ou, pour le dire comme Schulz, poussant à travers « la fermentation fantastique de la matière » [16]. Le mouvement de ce qu’Epstein appelait « l’appareil d’observation », en l’occurrence la caméra, « s’est reporté dans les figures des objets, où il est devenu visible comme une mobilité propre, animant chaque forme et lui permettant de se modifier » [17], jusqu’à faire valoir « une répugnante étrangeté » [18].
      Sous l’angle de l’animation, l’invention du cinéma est le parachèvement de deux techniques aux visées en apparence opposées : la chronophotographie, dont le but était le découpage et la compréhension scientifique du mouvement ; et la fantasmagorie qui visait à exposer les spectres sur la base d’illusions optiques. La combinaison de ces deux techniques produit tout autre chose qu’une simple tension entre des visées discordantes. Elle produit, justement, l’animation.
      L’anima, au sens aristotélicien, désigne le « souffle » (et non l’âme au sens religieux du terme), soit « l’acte premier d’un corps organisé », corps humain, mais aussi végétal et animal [19]. Au principe de toute chose, l’anima ne désigne donc pas le mouvement lui-même – la motricité n’étant qu’un des quatre types de l’anima, parmi lesquels l’anima végétative, l’anima sensible et l’anima intellective. La hiérarchie aristotélicienne des types d’anima ou de « souffle » s’articule sur un passage des fonctions nutritives et génératives aux plus hautes fonctions intellectives, celles qui permet d’atteindre la connaissance.
      On trouve justement chez Kafka et Schulz des formes particulières de transfert et de brouillage entre ces différents types d’anima, et qui confèrent à leur écriture un caractère obsessionnel ayant trait à la connaissance et à ses fondements. Comme si la hiérarchie établie par Aristote s’effondrait en même temps que s’effondre, chez Schulz, la figure paternelle, et que se dissout chez Kafka le lien filial et, avec lui, la Loi. Ainsi retrouve-t-on chez Kafka des moments forts d’intellection du sensible, comme dans La Colonie pénitentiaire, dans le récit du supplice de la machine d’écriture, quand le supplicié avance les lèvres comme s’il « épiait » la sentence marquée sur son corps : « Vous avez vu qu’il n’est pas facile de lire cette écriture avec les yeux ; eh bien, l’homme la déchiffre avec ses plaies » [20]. Chez Schulz, la figure du « père » est fantomachique, à la fois primordiale, créatrice, et velléitaire, végétative. Comme si se dressait, entre le père et le fils, l’œuvre entière de Schulz, ou plutôt la destination de l’œuvre, telle une réappropriation par le langage des secrets de la matière et de son pouvoir de génération, consécration de l’inachèvement mais aussi, paradoxalement, de la maîtrise de l’artiste. En d’autres termes, l’œuvre pose la question du rapport entre le savoir de l’artiste, toujours tributaire d’un apprentissage, et le fantasme de la connaissance, avec ses figures mythifiées, son lot de métaphores ou de paraboles qui ont pour creuset le corps du père ou de la Loi.
      Il n’est pas surprenant de constater combien le cinéma d’animation, depuis ses origines jusqu’à ce jour, ressasse la question de son principe moteur : qu’est-ce donc qui anime la matière ? Quelle est cette force qui entraîne les transformations, qui défait et refait les formes ? L’œuvre de Schulz, au premier chef, est traversée par ces questions, mobilisée par la figure du démiurge qui anime les choses, secoue la torpeur des êtres et enchante le monde. Celle de Kafka, on le sait, travaille au corps la question de la Loi. Au miroir du démiurge se trouve aussi, du côté terrestre des choses, le pantin ou le subalterne, très présent dans les univers des deux écrivains : commis, petit fonctionnaire, employé, boniche, dactylo, fille de cuisine et prostituée. Les films d’animation n’échappent pas davantage à l’exposition des subalternes, au spectacle d’une domesticité devenue délirante. On reconnaît aussi, dans cette propension à mêler l’agitation des êtres à l’insubordination des choses, un héritage du théâtre de foire, des ombres chinoises et du jeu des marionnettes.
      En 1900, James Stuart Blackton présente un premier film intégrant l’animation d’un dessin (The Enchanted Drawing) (fig. 1). Un homme est filmé en train de dessiner un visage, puis une bouteille de vin et une coupe qui deviendront réelles dès qu’il s’en saisira. Le dessinateur est ensuite surpris par l’animation du visage qu’il dessine : le visage se met à sourire ou à faire la moue selon qu’on lui sert ou non à boire, illustrant parfaitement le croisement entre les divers types d’anima aristotéliciens : geste nourricier du créateur, animation de la matière et de l’esprit. L’artiste nourrit ici littéralement la matière pour lui insuffler l’anima, et le geste créateur, joint à la créature qui se rebiffe en s’animant, en forme le thème. C’est en 1919 que Max Fleischer inaugure la version cinématographique de « Koko le clown », un personnage d’abord créé pour son rotoscope, à partir des photographies de son frère Dave, déguisé en clown. Quelques milliers de dessins plus tard, le rotoscope présente une première version de ce que sera le dessin animé mettant en vedette le clown dessiné et son créateur en prise réelle (fig. 2). Le geste du dessinateur intègre alors le film au principe de son animation, jusqu’à constituer l’essentiel de l’intrigue car, à tout moment, le créateur peut reconstruire ou défaire le monde de son personnage, entretenir avec lui une relation de domination dans laquelle la figure est appelée à reconnaître son désir de vivre, de fuir et de dominer à son tour.
      Ainsi va la description du père dans Les boutiques de cannelle : « Il se mit alors à tracer devant nos yeux le tableau de cette "generatio aequivoca" qu’il avait imaginée : génération d’êtres à demi organiques, sorte de pseudo-faune et de pseudo-flore, résultat d’une fermentation fantastique de la matière » [21]. Cette « génération équivoque » s’apparente au travail quelque peu laborieux des premiers animateurs soucieux de capturer, l’instant d’une invention, l’esprit de la matière, son ambiguïté fondamentale, non sans la soumettre à la question de l’autorité du créateur.

 

Le monde animé de Schulz [22]

 

      Né en 1892 à la limite orientale de l’empire austro-hongrois, Bruno Schulz suit des cours d’architecture, à Vienne, en 1917, après avoir interrompu des études à l’Ecole polytechnique de Lwow en raison de problèmes de santé. Autodidacte, il s’adonne au dessin et à la gravure, devient portraitiste à l’occasion, avant de se consacrer à l’enseignement du dessin, au Lycée de Drohobycz, à partir de 1924. On lui connaît de nombreuses œuvres où, essentiellement, se déploie un monde de poses et de prostrations (fig. 3), aux personnages gonflés par la caricature quand ils sont masculins, réfugiés dans l’idéalité d’un corps exposé quand le sujet est féminin. Si certains visages féminins ont une présence quasi-photographique (fig. 4), les proportions du faciès masculin contrastent souvent avec celles du corps, comme si chaque homme portait en lui deux propositions iconiques distinctes (fig. 5).

 

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[13] On se rappellera à ce sujet l’analyse désormais classique de Seymour Chatman (« What Novels Can Do That Films Can’t (and Vice Versa) », dans W. J. T. Mitchell, On Narrative, Chicago University Press, 1980, pp. 117-136) dans laquelle, à la faveur d’une comparaison entre une nouvelle de Maupassant et son adaptation cinématographique par Jean Renoir, l’auteur insiste tant sur la pression du temps au cinéma qui empêche le spectateur de s’arrêter sur des détails, que sur la plénitude d’une image surchargée des données du visible.
[14] J. Epstein, « Le monde fluide de l’écran », art. cit., p. 146.
[15] Voir Ibid., p. 149.
[16] B. Schulz, Les Boutiques de cannelles (Le traité des mannequins), Op. cit., p. 75.
[17] J. Epstein, « Le monde fluide de l’écran », art. cit., p. 147.
[18] Ibid., p. 149.
[19] Aristote, De l’âme, Paris, Les Belles lettres, 2009.
[20] F. Kafka, La Colonie pénitentiaire, Paris, Gallimard, « Folio », 1948, p. 25.
[21] B. Schulz, Les boutiques de cannelle (Le traité des mannequins), Op. cit., p. 75.
[22] Cette section de l’article trouve son origine et son complément dans une étude antérieure portant sur Schulz et le cinéma d’animation des frères Quay, d’abord présentée sous forme de communication au Colloque international Bruno Schulz. New Readings, New Meanings-Nuvelles Lectures, Nouvelles Significations, à l’Université McGill les 4-5 Mai 2007, puis sous forme d’article : « Schulz au cinéma : les miniatures des Frères Quay », dans Bruno Schulz. New Readings, New Meanings-Nouvelles Lectures, Nouvelles Significations, Cracovie, Académie des Arts et des Sciences de Pologne, 2010, pp. 153-165.