Des textes sans images ? Statuts et usages
des gravures de Chauveau
dans les éditions
des Fables de La Fontaine (1900-1995)

- Maxime Cartron
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Fig. 8. Fables choisies mises en vers par
M. de La Fontaine
[1668], 1930

Fig. 9. J. de La Fontaine, Fables choisies
mises en vers
, 1962

Fig. 10. J. de La Fontaine, Fables choisies
mises en vers
, 1962

Réillustration et appropriation ou intentionnalité et intégration ?

 

En effet, si à l’initiative de Plan le fac-similé de l’édition de 1668, évoqué par Collinet, parut en 1930 chez Firmin-Didot (fig. 8) [107], aucun autre éditeur des Fables du XXe siècle ne se contente des gravures de Chauveau : ce geste de reproduction à l’identique est dont tout sauf la norme, qui tient plutôt aux modifications et aux déplacements que les choix iconiques font apparaître. Dans son édition de 2004, Chédozeau se demande ainsi, à partir d’une comparaison entre Oudry et Effel, « quel effet chacune de ces illustrations produit », tout en faisant valoir la « différence du regard des illustrateurs selon les époques » [108]. Le but n’est donc pas de respecter une fidélité archéologique de l’œuvre, mais de mesurer combien, en vertu d’une dynamique de la réillustration, « la comparaison des illustrations d’une même fable permet de saisir la variété des styles ainsi que l’originalité des interprétations, qui varient selon l’auteur et selon les époques » [109]. Dès lors, certains éditeurs semblent à première vue s’ingénier à procéder comme Collinet, tirant profit des gravures successives suscitées par les Fables pour valider l’assise classiciste de l’œuvre de La Fontaine. Chez Marie-Madeleine Fragonard [110], le dossier iconographique inséré dans un cahier couleurs comporte conjointement la page de titre de l’édition Desaint-Saillant et Durand et des portraits, de La Fontaine, Racine, Molière, Champmeslé et La Sablière, qui indiquent les relations de patronage du fabuliste, mais l’insèrent également parmi les autres grands représentants du classicisme, perpétuant, du moins si l’on s’en tient là, le lieu commun auctorial du génie, lequel s’appuie notamment sur l’exclusion des gravures de Chauveau. Mais, fait notable, on retrouve d’autres images, disposées en regard : on peut ainsi assister à un échange culturel imaginaire entre Orient et Occident, à un face-à-face entre Rabier et Moreau, ou encore à un curieux vis-à-vis entre Chauveau et Doré, placé sur un plan identique, sans aucun primat d’historicité, ni du reste de valorisation « romantique » [111]. Ici, on a affaire à une anthologie de toutes les modalités possibles de l’image, réillustrations en germes donc, qui subvertit la nécessité pédagogique de l’intégration classiciste à la mémoire culturelle commune [112] : on retrouve ainsi, en face de la fable « Jupiter et les Tonnerres », une image extraite d’un cartoon américain.

Georges Couton présente le problème sous un autre angle. Sans revenir sur la question de la « double illustration » des Fables [113], notons que le critique se pose encore la question, en 1990, du choix des images à opérer dans le cadre de la préparation d’une édition :

 

Nos éditions de La Fontaine ne sont plus illustrées ou, si elles le sont, font parcimonieusement appel à François Chauveau, à Grandville, à Gustave Doré, à bien d’autres : les Fables n’ont pas manqué de très bons illustrateurs. C’est heureux. Mais une édition qui se voudrait rigoureusement historique devrait présenter les Fables comme La Fontaine les a conçues et voulues, avec les gravures pour lesquelles on peut bien penser qu’il a dit son mot. Les supprimer est une mutilation d’autant moins acceptable que nous disposons maintenant d’excellents procédés de reproduction [114].

 

Dans sa propre édition, de 1962 [115], le critique avait retenu trente-deux reproductions. La première remarque à formuler est la suivante : Couton s’ingénie à évoquer tous les formats artistiques possibles ou presque – la technique est systématiquement mentionnée dans la table des illustrations (dessin, gravure, planche, lithographie, carton de tapisserie…) – en une approche culturaliste des Fables marquant leur inscription mémorielle dans la culture française : frontispice, page de titre (fig. 9), illustrations de recueils ésopiques (Verdizotti, Nevelet, Baudoin), illustrations postérieures au XVIIe siècle, de Grandville, Fessard, Simon et Coiny, Engelmann, Doré, Hédouin d’après Millet, mais aussi toiles et tableaux, cartons de tapisserie d’Oudry pour la Manufacture de Beauvais, estampe représentant le château de Vaux, fragment d’une carte de l’Amérique ou encore taque de cheminée (fig. 10) ponctuent l’ouvrage. Chauveau est présent dans cette série, avec quatre gravures, et par l’intermédiaire de la page de titre du volume de 1668 (fig. 9), mais il ne constitue alors qu’un illustrateur parmi d’autres, comme le montre encore la note bibliographique : « les principales éditions illustrées des Fables de La Fontaine » sont listées comme suit, sans distinguo particulier : « Chauveau, Oudry, Fessard (1765-1775), Simon et Coiny (1789), Percier (1802), Vernet (Carle et Horace) et Lecomte (1818), Grandville (1838), Doré (1868) » [116].  L’éditeur a ainsi voulu témoigner de la vitalité de l’illustration des Fables, là où vingt-huit ans plus tard il souhaitera revenir à une démarche plus historiciste, créant en quelque sorte l’appel d’air dans lequel s’engouffrera l’édition Pléiade de Collinet.

Plus important, Couton évoque la possible collaboration entre La Fontaine et Chauveau en des termes similaires à ceux qu’emploiera Collinet, ce qui laisse supposer que ce dernier a consulté son édition :

 

On peut malaisément croire que le poète ait assumé les frais de l’édition et traité directement avec le graveur. Les tractations ont dû se faire entre l’éditeur Barbin et l’illustrateur. Mais les questions financières réglées, sinon en dehors de La Fontaine, du moins sans qu’il ait été seul en cause, le poète a-t-il guidé le graveur, discuté avec lui de l’interprétation du texte ? nous ne le savons pas. Quant aux rapports entre l’éditeur et l’auteur, nous ne les connaissons pas non plus [117].

 

Mais contrairement à Collinet, Couton ne s’y attarde pas, son objectif étant plutôt de défendre une thèse qu’il avait soutenue quelques années auparavant, qui visait à inscrire les Fables dans la lignée des recueils d’emblèmes du XVIe siècle [118] :

 

On s’est demandé pourquoi l’édition était illustrée. Simplement parce que l’ouvrage s’insérait dans une certaine tradition de la librairie : une édition d’Esope, un recueil de fables, un traité d’emblèmes pouvaient recourir à de pauvres gravures sur bois ou aux cuivres les plus fouillés, mais l’illustration était de rigueur [119].

 

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[107] Fables choisies mises en vers par M. de La Fontaine, Paris, Denys Thierry, 1668, fac-similé, éd. P.-P. Plan, Paris, Firmin-Didot, 1930.
[108] Jean de La Fontaine, Fables, éd. Bernard Chédozeau, éd. cit., p. 205.
[109] Ibid., p. 204.
[110] Jean de La Fontaine, Fables, éd. Marie-Madeleine Fragonard, Paris, Presses Pocket, « Lire et voir les classiques », 1989.
[111] « La bibliophilie peut s’en donner à cœur joie. Dès leur parution, les Fables sont un ouvrage illustré qui s’insère dans une tradition : les nombreux recueils ésopiques du début du XVIIe siècle ont des gravures, qui aident à l’agrément comme à la compréhension. Après François Chauveau, qui illustre d’une vignette chacune des fables de la première édition, les illustrations d’artistes célèbres vont mettre en valeur successivement les aspects moraux, satiriques, animaliers, narratifs, des Fables, qu’on retrouve d’autre part sur de nombreux objets de l’art décoratif » (Ibid., p. 464). Il est significatif que les appropriations artistiques postérieures à l’œuvre soient considérées par Fragonard comme des actualisations de ce qui était déjà latent dans l’œuvre : « utilisant la charge satirique des fables, les caricaturistes en ont rappelé la force de critique sociale » (Ibid., p. 465).
[112] « Les Fables de La Fontaine sont devenues comme une catégorie indispensable de notre culture. Symbole de l’esprit français si spirituel comme du moralisme le plus sûr, de la sagesse populaire comme du classicisme le plus élitiste, elles nous suivent de l’enfance à l’érudition, au point de nous laisser presque ignorants du long courant de récits qui, des Grecs à nos jours, s’est cherché un mode d’expression indirect et imagé » (Ibid., p. 5).
[113] « Les Fables bénéficient souvent d’une double illustration. Une gravure précède le texte : je parle naturellement des éditions originales ; comme dans les recueils d’emblèmes et les recueils ésopiques. D’autre part, les descriptions de personnages, les croquis de paysages sont comme une illustration non gravée, mais écrite, insérée dans le texte, une illustration d’un admirable relief dans sa simplicité poétique » (G. Couton, Ecritures codées. Essais sur l’allégorie au XVIIe siècle [1990], Paris, Klincksieck, « Théorie et critique à l’âge classique », 1991, p. 135). Voir P. Dandrey, « La fable de La Fontaine et les deux usages de l’image », Le Fablier, n° 24 : « La Fontaine, la fable et l'image », 2013, pp. 109-116.
[114] Georges Couton, Ecritures codées, Op. cit., p. 135.
[115] Jean de La Fontaine, Fables choisies mises en vers, éd. Georges Couton, Paris, Garnier Frères, 1962. On ne s’étonnera pas, au vu de leur protocole éditorial pour le moins strict, que les Classiques Garnier aient supprimé toutes les illustrations dans leur réédition numérique de 2014.
[116] Ibid., pp. XXXIII-XXXIV.
[117] Ibid., p. XV.
[118] Voir La Poétique de La Fontaine, Paris, PUF, 1957.
[119] Jean de La Fontaine, Fables, éd. G. Couton, éd. cit., p. XV.