Dans un article de 1983, Gérard Gréverand citait la notice d’une édition des Fables parue en 1830 par les soins d’Alfred de Montferrand. Selon ce dernier, La Fontaine serait l’auteur « le plus propre à fournir le texte d’une édition illustrée » [1]. Or, G. Gréverand s’étonne d’une tendance contraire de la critique :
L’étonnante rareté des études iconographiques – réduites à quelques articles sporadiques – au sujet d’une œuvre qui est, sans doute, la plus illustrée de notre littérature force la curiosité. En outre, ces Fables représentent certainement l’œuvre littéraire qui, par excellence, rassemble et soulève tous les problèmes d’une étude iconographique [2].
Si depuis cette tendance a été corrigée, du moins en partie, le malaise perdure lorsqu’il s’agit d’éditer les Fables : que faire des gravures originales de François Chauveau, qui accompagnent en 1668 l’édition des six premiers livres ? Cette question est tout sauf superflue : elle parcourt en effet toute la critique et l’édition lafontainienne du XXe siècle, souvent bien embarrassées par les gravures [3] et ne sachant comment appréhender la relation texte-image dans les Fables, les deux médias étant indissolubles dès l’origine [4]. Ainsi, Alain-Marie Bassy peut affirmer que « l’évidence s’impose au premier abord : l’illustration fait corps avec les Fables » [5] pour noter presque instantanément ensuite que « l’art de La Fontaine est un art si suggestif, si plein de relief, qu’on a pu, sans en émousser la saveur et sans en obscurcir le sens, rééditer l’ouvrage sans gravures » [6]. Afin de résoudre ce dilemme, qui cristallise les paradoxes de la critique lafontainienne quand elle aborde les gravures de Chauveau, A.-M. Bassy ajoute :
Cependant, plus des trois quarts des éditions existantes des Fables sont des éditions illustrées (…). Ainsi, la fable appelle l’image. Le travail du fabuliste se prolonge dans l’art de l’imagier, quand il n’en tire pas, en certains cas, son inspiration. Aussi sommes-nous amené dès l’abord à nous interroger sur les rapports qu’ils peuvent entretenir l’un avec l’autre [7].
L’étude de la relation texte-image est ici annoncée, mais au prix d’une sorte de tour de passe-passe, qui annule « l’évidence » du « premier abord » : du caractère fusionnel du texte et de l’image on est passé à une tension, à un rapport conflictuel entre les deux. Or, si déjà en son temps Armand Desprès considérait que « l’œuvre du poète est toujours restée supérieure à sa représentation par une image » et que Chauveau et ses successeurs étaient simplement « parvenus à compléter La Fontaine », il rappelait simultanément, faisant appel à un autre ordre de valeur critique, que « les moindres dessins ajoutés aux Fables nous y fixent davantage et nous les gravent encore mieux dans la mémoire, quel que soit le mérite de l’illustration » [8]. Et de fait, comme le note G. Gréverand, « les récupérations et interprétations successives de l’œuvre apportent un élément supplémentaire de connaissance » du « mouvement des idées en liaison avec les grandes charnières de l’Histoire de France et de l’Histoire de l’Art » [9]. En d’autres termes, les attitudes diverses des critiques et des éditeurs scientifiques devant les illustrations procèdent de motifs de différenciation implicite. Que l’objectif soit de se débarrasser des images, de les (quasi) invisibiliser ou de les restaurer – mais comment et sous quelles conditions ? –, une question de politique éditoriale se pose de façon particulièrement aiguë au sujet des gravures originales : comment composer avec les desiderata des éditeurs, leurs impératifs économiques et ses propres principes de critique ? En somme, que dit l’image du rapport au texte et à l’auteur des critiques, et selon quelles déterminations idéologiques ces décalages et déplacements de perspective dans l’appréhension des images s’exercent-ils ? Les dispositifs iconiques, souvent composites et ingénieux, qui s’inventent dans les éditions des Fables au XXe siècle pour faire l’histoire de l’œuvre traduisent, de ce point de vue, la prégnance des lectures appropriantes dans l’appréhension des textes du passé, ce que l’histoire éditoriale, envisagée du point de vue des images, permet de saisir [10].
Mirages de la textualité, ou comment se débarrasser des images
La première attitude devant les illustrations de Chauveau, assez logiquement, consiste à les ignorer : les images et la co-auctorialité qu’elles impliquent contrarient le dessein d’une certaine critique classiciste, faisant de La Fontaine une icône de la mémoire nationale. Dès lors, c’est l’illustration biographique par les portraits [11] qui vient jouer contre les illustrations de Chauveau et les supplante. Chez Gohin [12], la « Vie de La Fontaine » sert d’introduction, et les illustrations de 1668 sont présentes uniquement à travers une mention bibliographique, qui se veut au demeurant assez précise : « les fables sont au nombre de 124 ; 119 sont précédées d’une vignette gravée à l’eau-forte par François Chauveau ; les fables XI et XII du livre II, XV et XVI du livre IV, I et II du livre VI sont réunies, et il n’y a pas de vignettes pour les deux premières fables du livre VI » [13]. L’image est ici un simple élément de la matérialité du livre ancien, donnée en guise d’assise érudite, tandis que l’essentiel de l’œuvre se joue ailleurs, dans une textualité assimilée à l’expression de la persona auctoriale : on retrouve tout naturellement la justification du choix de l’édition de 1694 par l’autorité de La Fontaine, l’éditeur, poussé par l’enthousiasme, allant jusqu’à imaginer sans aucune preuve que « La Fontaine l’a corrigée lui-même pendant l’impression » [14]. Au nom d’une « vérité de l’œuvre » dont on perçoit bien la nature problématique, intégralement construite qu’elle est par une certaine conception de l’auteur et de son autorité absolue sur la création, il faut que les illustrations de Chauveau disparaissent, car en bout de course, c’est la fidélité revendiquée aux fameuses « intentions de l’auteur », érigée en précepte garantissant la valeur de l’édition, qui fait force de loi : « notre édition est donc exactement la dernière que le fabuliste a publiée » [15].
L’acmé de cette tendance biographisante se trouve dans le livre de Léon Garnier paru en 1937 [16]. Le fétichisme de l’auteur fait feu de tout bois [17], allant jusqu’à le pousser, dans son désir d’identifier La Fontaine et le génie français [18], à insérer des reproductions du crâne du fabuliste dans son ouvrage (fig. 1). Dans ce contexte épistémologique, la place des gravures de Chauveau va du rien [19] au pas grand-chose en passant par la simple mention bibliographique. Le choix du texte de référence, celui de la dernière édition prétendument revue par La Fontaine agit comme un garant auctorial [20] et donne permission aux éditeurs d’exclure du débat les illustrations, qui risqueraient de parasiter la perpétuation du mythe du grand auteur.
[1] Gérard Gréverand, « L’illustration des Fables de La Fontaine (1668-1980) », Iconographie et Littérature : d’un art à l’autre, Paris, PUF, 1983, p. 81.
[2] Ibid.
[3] Voir Marc Escola : « année après année, il semble que l’interprétation des illustrations données par François Chauveau aux Fables de La Fontaine soit vouée à faire couler plus d’encre que n’en requiert l’impression de ces mêmes vignettes dans les rares éditions qui en font aujourd’hui la dépense. Le volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » (1991) fait seul exception, comme on sait : au terme d’un vigoureux plaidoyer que condense sa notice sur "La Fontaine et ses illustrateurs", Jean-Pierre Collinet est parvenu à faire imprimer les vignettes à la place pour laquelle elles ont été conçues – en tête de chacune des fables, tirées à mi-page dans l’intervalle ménagé entre le numéro et le titre, si bien que ce dernier forme aussi comme la légende de l’image – et dans un format réduit, presque carré, d’environ 68 x 52 mm, qui convenait aux deux éditions in-4o et in-12o imprimées solidairement dans la même année 1668 par Claude Barbin et Denys Thierry » (« L’imagination de la fable. Les Fables choisies de La Fontaine mises en vignettes par François Chauveau », « François Chauveau », sous la direction de Philippe Cornuaille, Olivier Leplatre et Barbara Selmeci, XVIIe siècle, 2020/4, n° 289, p. 707).
[4] Voir Olivier Leplatre : « encouragées par l’intérêt grandissant pour l’étude des images et, singulièrement, des illustrations au XVIIe siècle, plusieurs éditions ont pris soin d’inclure les planches de Chauveau, soit, déjà, en considérant leur existence, soit en prenant le parti de les publier. En 1991, dans sa grande édition des Fables pour la Bibliothèque de la Pléiade, Jean-Pierre Collinet avait fait le choix capital de replacer, ainsi qu’elles avaient été prévues, les vignettes de Chauveau au début des apologues de La Fontaine. Ce geste éditorial extrêmement fort nous rappelait que l’œuvre du fabuliste était aussi faite d’images, que textes et images y entretenaient une relation indissoluble, déterminante pour notre lecture » (« Le "feu" de François Chauveau », dans « François Chauveau », Op. cit., p. 614). Voir aussi son article dans le même numéro : les vignettes de Chauveau « contribuent à agrémenter le recueil du fabuliste moderne, et même exactement à le composer : elles ont été prévues pour s’associer aux textes de manière indissoluble, avec une régularité parfaite puisque tous les apologues sont précédés de la vignette qui les annonce et les résume » (Olivier Leplatre, « Pages, images, paysages (François Chauveau, Fables choisies mises en vers par M. de La Fontaine) », XVIIe siècle, Ibid., p. 694).
[5] Alain-Marie Bassy, Les « Fables » de La Fontaine. Quatre siècles d’illustration, Paris, Promodis, 1986, p. 11.
[6] Ibid.
[7] Ibid., pp. 11-12.
[8] Armand Després, Les Editions illustrées des « Fables » de La Fontaine, Paris, Rouquette et Fils, 1892, p. 4.
[9] G. Gréverand, « L’illustration des Fables de La Fontaine (1668-1980) », art. cit., pp. 81-82.
[10] On ne traite que des illustrations de Chauveau, conçues comme paradigme problématique de l’édition des Fables, et non des très nombreuses éditions illustrées par des artistes postérieurs au XVIIe siècle. Voir Claire Lesage, « Les artistes du XIXe et du XXe siècles interprètent les Fables », Jean de La Fontaine, sous la direction de Claire Lesage, catalogue d’exposition, Paris, Bibliothèque nationale de France/Seuil, 1995, pp. 182-203 ; Anne Spica, « Réillustrer, désillustrer : le cas La Fontaine », Littératures classiques : « Réillustrations (XVIe-XXIe siècle) », sous la direction de Maxime Cartron, à paraître en 2022.
[11] Voir Damien Fortin : La Fontaine devant ses biographes. Deux siècles de lecture critique indirecte (1650-1850), ainsi que, du même, « L’image du fabuliste : les portraits imprimés de La Fontaine », Le Fablier, n° 24, 2013, pp. 129-137.
[12] Jean de La Fontaine, Œuvres complètes. Fables, t. 1, éd. Ferdinand Gohin, Paris, Les Belles Lettres, 1934.
[13] Ibid., p. LXI.
[14] Ibid., p. LXV. Sur la question de l’édition du premier recueil des Fables de 1668, on se reportera aux découvertes récentes de Philippe Cornuaille et Alain Riffaud, « Enquête sur les premières éditions des Fables de La Fontaine (1668) », Bulletin du bibliophile, 2018, n° 2, pp. 246-280. L’article a été repris dans Le Fablier, n° 30, 2019.
[15] Ibid., p. LXVIII.
[16] Léon Garnier, La Vie de notre Bon Jehan de La Fontaine contée par l’image, Paris, André Deruelle, 1937.
[17] « L’intérêt se trouve sans cesse renouvelé par deux cents gravures hors-texte représentant les reliques du Poète et de sa demeure : portraits, tableaux, dessins, sculptures, meubles, vaisselle et nombre d’autres documents des plus inattendus, assemblés par un amateur et collectionneur des plus avertis, au cours de nombreuses années, et disertement commentés » (Ibid., p. 5).
[18] « Ce véritable « Imagier » ne pourra donc manquer de constituer – aux mains de l’érudit comme de tout lecteur – l’instrument de travail idéal permettant de mieux mesurer, en l’embrassant toute, l’extraordinaire influence de celui qu’il faudrait appeler : Jean de France » (Ibid.). La notice du « Libraire au lecteur » est encore plus explicite : « nul écrivain de France n’est plus français que La Fontaine. Et c’est précisément parce que son clair génie, pour ainsi dire dissous dans le Génie Français, ne s’en distingue plus aux yeux accoutumés, que l’œuvre et la personne du Bonhomme tendent à se dérober aux yeux vraiment curieux » (Ibid.).
[19] On retient ici l’exemple presque invraisemblable de l’édition Hypérion des Fables choisies (2 vol., Paris, 1936), qui présente, en une abstraction iconique absolue, le texte le plus nu : les Fables sont pure textualité, et tendent même vers le blanc.
[20] Voir sur cette question Isabelle Daunais, « Une frontière entre les âges de l’œuvre : la maturité comme valeur », Fabula / Les colloques, Le négatif de l’écriture. Enquêtes sur le pouvoir de décréer (en ligne. Consulté le 7 août 2021).