Certes, cette affirmation se trouvait déjà dans l’anthologie de 1973, et l’on pourrait l’envisager comme un geste de reproduction critique à l’identique réénonçant la topique d’un La Fontaine creuset de la culture européenne. Mais il me semble plus intéressant de noter qu’A.-M. Bassy ne mentionne à aucun moment Chauveau, hormis dans sa liste des éditions parues du vivant de La Fontaine. Les gravures originales sont cantonnées à un rôle résiduel, tout comme la mention de l’ouvrage de 1986. Tout se passe comme si A.-M. Bassy avait voulu lisser autant que possible la place des gravures de Chauveau afin de développer une perspective critique elle aussi textualiste, qui consiste à évincer les illustrations matérielles afin de mettre l’accent sur le « faire image » de la fable. De là, plusieurs notations volontiers impressionnistes, qui envisagent des rapprochements idéalisés entre texte et peinture, rendus possibles par la force de figuration prêtée au premier :
Avec lui, la fable pénètre de plain-pied dans l’univers des Arts. Si la puissance d’évocation des Fables est si singulière, c’est que, le plus souvent, derrière chacune d’elles, une œuvre d’art se devine, se dessine, se laisse apercevoir enfin [64].
L’évocation de l’univers pictural et plastique (…) transparaît, en filigrane, derrière le texte des Fables [65].
Derrière Le Rat de ville et le Rat des champs se profile peut-être quelque tableau d’un Claesz-Heda (fig. 6), derrière Le Chartier embourbé une peinture de Rubens, derrière Le Cheval et l’Ane, les chevaux échappés au pinceau de Wouwerman (fig. 7) [66].
Claesz-Heda, Rubens et Wouwerman supplantent Chauveau afin de faire des Fables une œuvre dont l’une des caractéristiques majeures serait l’intensification et l’émulation iconographique. La peinture, substituée à la technique jugée plus modeste de la gravure, est alors censée révéler la noblesse de l’écriture lafontainienne, que le partage des tâches avec Chauveau mettrait à mal.
C’est dans le même esprit que Jean-Charles Darmon et Sabine Gruffat [67], qui choisissent l’édition de 1692 pour établir leur texte de base (« celui de la dernière édition revue par La Fontaine » [68]), rendent compte du « travail sur l’image » [69] opéré par la fable : « sur l’importance capitale du rapport entre les Fables et leurs illustrations, on se reportera notamment aux travaux d’Alain-Marie Bassy (Les Fables de la Fontaine. Quatre siècles d’illustration, Paris, Promodis, 1986) » [70]. Tel sera l’unique commentaire sur la relation texte-image dans l’œuvre de La Fontaine ; passage obligé mais qui n’est pas réellement investi sur le plan critique. Pour preuve, on remarquera que l’ouvrage comporte six images, d’assez faible qualité car positivement floues :
- Portrait de La Fontaine par Rigaud
- Portrait de Monseigneur le Dauphin Louis, fils de Louis XIV
- « Le Paon se plaignant à Junon ». Vignette du Moyen-Age
- « Le Rat et l’Eléphant », par Oudry, qui est placé en face de l’avertissement du Livre septième [71]
- « Le Singe et le Léopard », par Oudry, positionné en face de la fable I du Livre neuvième, « Le Dépositaire infidèle » [72]
- Portrait de Descartes
Passées dans la mémoire culturelle, dont elles ne constituent qu’un bref alinéa, les gravures de Chauveau sont dépouillées par celles d’Oudry de leurs attributs pourtant singuliers de première illustration de l’œuvre, dès sa publication initiale, pour devenir une pièce parmi d’autres d’une sorte d’opéra visuel imaginaire, relativement indifférent à la matérialité initiale du texte et à son inscription éditoriale :
A la fin du mois de mars 1668 paraissent les Fables choisies mises en vers par M. de la Fontaine, dédiées au Dauphin, comprenant une « Préface » et une « Vie d’Esope le Phrygien », en un luxueux in-quarto ; cent vingt-quatre pièces au total, assorties de vignettes gravées par Chauveau, illustrateur de premier ordre et de grand renom [73].
De fait, ici comme chez A.-M. Bassy, dont J.-C. Darmon et S. Gruffat reconduisent les analyses, on assiste à une approche culturaliste de l’histoire littéraire, s’ingéniant à donner son congé à l’histoire de l’édition, laquelle n’apparaît que comme la pourvoyeuse de suppléments culturels et d’ornements dispensables.
De son côté, Roger Delbiausse [74], tout en s’inscrivant dans le sillon critique classiciste [75], donnait quelques gages d’attention aux gravures de Chauveau. Bien sûr le portrait de La Fontaine par de Troy s’affiche en pleine page en face du texte de présentation ; bien sûr l’accent est mis avant tout sur le biographique, puisqu’on repère un portrait Madame de La Sablière par F. Elle ou encore le Château de Vaux gravé par Péreille ; bien sûr, la référence à l’édition Roustan semble réduire les gravures à un rôle didactique ou au statut d’ornement superflu [76], et l’on repère deux gravures d’Oudry (« Le Loup plaidant contre le Renard par devant le Singe » et « Le Renard et la Cigogne », mais Delbiausse reproduit également quatre vignettes de Chauveau, qu’il groupe ensemble : en haut, on retrouve « Le Renard et le Bouc » et « La Grenouille et le Rat » ; en bas, « Le Chartier embourbé » et « Le Lièvre et la Tortue ». La légende n’est en rien neutre : « gravures par F. Chauveau, illustrant l’édition originale des Fables » [77]. De la part d’un éditeur ayant pris le soin d’établir auparavant la liste des éditions illustrées des Fables depuis l’origine, cette notation comme incidente n’a rien d’innocent : elle donne à l’ouvrage une légère coloration « d’époque » qui lui permet de faire fructifier son capital critique. Ceci doit alerter sur un aspect particulièrement prégnant dans les éditions du XXe siècle : l’usage tactique des illustrations, à des fins de positionnement dans le champ universitaire et critique.
[64] Ibid., p. 15.
[65] Ibid., p. 22.
[66] Ibid., p. 23. Notons que ce peintre meurt en 1668, l’année de publication des six premiers livres des Fables. Il est vraisemblable qu’A.-M. Bassy avait à l’esprit cette « coïncidence », motivée implicitement par lui afin de marquer le supposé double caractère de l’œuvre lafontainienne, à la fois perçue comme la synthèse et la réinvention de la tradition iconographique ici évoquée.
[67] Jean de La Fontaine, Fables, éd. Jean-Charles Darmon et Sabine Gruffat, Paris, Le Livre de Poche, « Les Classiques de Poche », 2002.
[68] Ibid., p. 33.
[69] Ibid., p. 16.
[70] Ibid., p. 13.
[71] Ibid., p. 202.
[72] Ibid., p. 272.
[73] Ibid., p. 13.
[74] Jean de La Fontaine, Fables-Psyché-Œuvres diverses, éd. Roger Delbiausse, préf. Léon-Paul Fargue, Paris, Les Editions nationales, 1947.
[75] « Le présent volume (…) comporte TOUTES LES ŒUVRES PUBLIEES DU VIVANT DE L’AUTEUR ET AVEC SON ASSENTIMENT » (Ibid., p. 22. En capitales dans le texte).
[76] « Une figure pour chaque fable : dessinée par François Chauveau ou par l’un de ses enfants, gravée par lui-même. Elles ont été reproduites dans l’éd. scolaire de Mario Roustan » (Ibid., p. 30). Notons que Delbiausse n’est pas absolument indifférent au devenir iconographique de l’œuvre lafontainienne, puisque la suite de la bibliographie des éditions illustrées va jusqu’aux productions contemporaines de l’éditeur (la plus récente date de 1946) et dénombre trente-trois éditions illustrées, dont une bonne dizaine au XXe siècle, dues entre autres à Emile Adam, Maurice de Becque, Jehan Sennep, Louis Barthou, Frélaut, Grove….
[77] Ibid., p. 63.