Des textes sans images ? Statuts et usages
des gravures de Chauveau
dans les éditions
des Fables de La Fontaine (1900-1995)

- Maxime Cartron
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

Entraîné dans ce courant idéologique, Chauveau est proprement évincé des débats par l’académicien soucieux d’affermir sa position. Evoquant par contraste avec le « succès populaire des petits recueils de La Fontaine, modestement illustrés par Chauveau » [148] le Labyrinthe ésopique de Versailles publié en 1677 avec une préface de Perrault et des gravures de Leclerc, Fumaroli écrit :

 

Les fontaines ésopiques de Perrault cherchent manifestement à noyer La Fontaine et ses Fables. Celles-ci n’auront leur revanche qu’au XVIIIe siècle, lorsqu’un peintre des chasses du roi, J.-B. Oudry, les illustrera dans le même style vigoureux et brillant que les sculpteurs animaliers du Labyrinthe royal de Versailles. On peut même se demander si la première idée des Fables du poète de Foucquet n’avait pas été liée, dans les années 1658-1661, à un projet de Labyrinthe pour le château de Vaux, qui eût été orné de fontaines illustrant des apologues ésopiques, et que la disgrâce du surintendant avait empêché de mener à bien. Dans cette hypothèse, la rivalité que l’on pressent entre le « Chêne » de Versailles et les « roseaux » des petits recueils illustrés du poète de Vaux prendrait un extraordinaire relief [149].

 

Il s’agit là, il faut le dire, d’un fantasme classiciste nostalgique de la grandeur de la monarchie française : Chauveau n’est pas « classisisable », c’est pourquoi Fumaroli le range parmi les « primitifs » [150]. A ses yeux, « Cochin et Oudry ont ajouté la "grâce" qui manquait à Chauveau » [151]. Or, si M. Escola note avec perspicacité à ce sujet : « bref : si vous aimez les primitifs flamands, restez-en à Chauveau ; si vous aimez la délicatesse et la grâce, voyez Oudry » [152], la problématique est à mes yeux tout sauf exclusivement esthétique : elle se double d’un fonds nettement axiologique, voire idéologique. En effet, Fumaroli ressaisit ici le procès en « rusticité » que Collinet faisait à Chauveau, de sorte qu’en sus de la glorification du classicisme, modèle national français, on retrouve dans cette éviction du graveur la vieille rancune de Fumaroli contre le baroque, dont l’une des assises historiographiques est précisément la tendance esthétique dans laquelle il range le graveur. Marcel Raymond l’évoque en ces termes dans un texte fondateur de 1948, que l’académicien ne pouvait ignorer : « d’inspiration septentrionale » et « d’ascendance gothique », le « réalisme franco-flamand » se caractérise par « le goût des choses visibles et tangibles, mais bien souvent ce sentiment engendre des formes tourmentées, fantasques ou fantastiques » [153]. Dès 1944, M. Raymond faisait de ce style historique un « pourvoyeur du baroque » [154]. Il faut donc s’en débarrasser – alors même que selon Terence Allott, « François Chauveau semble (…) le collaborateur rêvé dans l’entreprise plutôt compliquée de la publication des Fables choisies mises en vers de La Fontaine » [155] – car il ne concorde pas avec la vision centralisée et téléologique de la grandeur politique française, que sert, selon Fumaroli, le poète :

 

Le premier projet des Fables de La Fontaine, comme le livre de Fables illustrées publié par Trichet du Fresne en 1659, se rattacheraient ainsi au mécénat de Nicolas Foucquet et à ses plans, restés en panne, pour les jardins de Vaux. La transformation du Labyrinthe de Versailles en théâtre emblématique des fables d’Esope serait alors non seulement une réponse hautaine et officielle à l’irritant succès de librairie des Fables de La Fontaine, mais un effort de plus, de la part de l’administration Colbert, pour refaire ad majorem Regis gloriam, et à une échelle supérieure, digne de la majesté du « plus grand roi du monde », tout ce que Foucquet, maître d’œuvre de Vaux et coryphée d’un art moderne et français, avait fait ou projeté de faire dans son « palais enchanté ». Rien ne dut amuser autant La Fontaine que d’entendre les courtisans privilégiés, admis à visiter le Labyrinthe de Versailles, qualifier les fontaines merveilleuses qui l’ornaient de « fables de La Fontaine ». Ce triomphe de l’Esope de la ville sur l’Esope de la Cour devait évoquer pour lui la fable du pot de terre et du pot de fer : le chef-d’œuvre collectif à la gloire du roi pouvait bien éclipser, aux yeux des courtisans, la subtile et impalpable merveille de ses propres Fables. Il les servait aussi. Les deux œuvres, de nature et de significations si différentes, et à tant d’égard rivales, se soutenaient mutuellement. Le poète devait bien se douter aussi qu’à la longue, c’est lui et son petit livre qui l’emporteraient. En 1774, le comte d’Angivillier, l’un des successeurs de Colbert, fit disparaître le Labyrinthe de Versailles. Les Fables de La Fontaine, splendidement illustrées par Oudry, admirablement célébrées par Chamfort, brillaient alors comme jamais d’un éclat intact et immortel [156].

 

Sans nous appesantir sur les curieuses extrapolations psychologisantes que Fumaroli attribue à La Fontaine, tout en les considérant comme des évidences (« devait évoquer pour lui » ; « le poète devait bien se douter » etc.), observons que deux ans plus tard, Le Poète et le Roi creusera ce sillon : « ce sont les Fables qui ont fait de lui, d’emblée, et en dépit de l’indifférence officielle, le seul classique du Grand siècle indifférent à sa grandeur » [157]. Cette description du processus de reconnaissance de l’œuvre est très étrange, ou en tout cas symptomatique : elle n’envisage pas un instant l’action de légitimation de l’histoire littéraire ; les choses se font toutes seules, comme si l’œuvre imposait son pouvoir d’évidence, tout processus d’institutionnalisation historiographique est nié. Ainsi, tandis que Collinet parvenait, pour assurer la valeur classique des Fables, à instrumentaliser les illustrations originales de Chauveau, Fumaroli s’ingénie à l’inverse à les proscrire afin de faire valoir ses propres prérogatives idéologiques [158].

 

Conclusion : histoire des images et histoire littéraire

 

Qu’est-ce que l’histoire éditoriale par l’image ? L’exemple des Fables de La Fontaine, cas révélateur par excellence en ce qu’il souligne les nombreux tensions et malaises que peuvent susciter les œuvres illustrées de la première modernité, permet à mon sens d’en cristalliser le principe actif : il s’agit d’interroger depuis un poste d’observation autre que le texte les pratiques critiques qui y sont à l’œuvre et les implications esthétiques et idéologiques de l’histoire littéraire qui s’en dégagent [159]. Les usages des gravures de Chauveau par les éditeurs des Fables au XXe siècle ne signalent pas la polysémie d’une œuvre marquée du sceau du génie et par là irréductible à toute assignation historiographique : au contraire, ils témoignent de la vie des œuvres, qui passe par leur réinvention, et donc leur appropriation. En cela, si les Fables appellent l’image, elles appellent surtout une dynamique de la réillustration et une mémoire de la représentation. De là ce « besoin jamais assouvi depuis d’illustrer les Fables » qu’évoque A. Spica [160] et, ajouterai-je, ce besoin permanent de reconfigurer l’œuvre à partir de l’image, à des fins aussi bien critiques qu’idéologiques :

 

Protéiformes, les Fables revêtent les aspects divers que leur prête chaque sensibilité, et traversent, avec élégance, les époques et les lieux. L’œuvre paraît toujours nouvelle, vivante, comme un bouquet fraîchement coupé. Palingénésie. Apprentissage littéraire de la vie éternelle. Constante re-création, qui vient nous convaincre, si nous ne l’étions déjà par le poète, du « Pouvoir des fables » [161].

 

>sommaire
retour<

[148] Ibid., p. XXXIX.
[149] Ibid., pp. XXXIX-XL.
[150] « Mais, si différents par l’exécution et le format, l’univers plastique de Chauveau et celui de Cochin-Oudry, illustrateurs des Fables, jaillissent du même fonds pictural, de la même tradition de formes, celle des peintres du Nord, […] [et s’inscrivent] dans la même ligne évolutive des formes, [où] Chauveau rétrospectivement n’apparaît plus que comme un « primitif » » (cité par M. Escola, « L’imagination de la fable. Les Fables choisies de La Fontaine mises en vignettes par François Chauveau », art. cit., p. 709).
[151] Ibid.
[152] Ibid.
[153] Marcel Raymond, « Du baroquisme et de la littérature en France aux XVIe et XVIIe siècles », La Profondeur et le Rythme, Paris, Arthaud, « Cahiers du Collège philosophique », 1948, p. 168.
[154] Marcel Raymond, « Classique et baroque dans la poésie de Ronsard », Concinnitas. Beitrage zum Problem des Klassischen Heinrich Wölfflin zum achtzigsten Geburtstag am 21. Juni 1944 zugeeignet, Basel, Benno Schwabe & Co. Verlag, 1944, p. 154.
[155] T. Allot, « Les éditions des Fables choisies mises en vers publiées du vivant de l’auteur et leur illustration », Le Fablier, no12, 2000, p. 11.
[156] Jean de La Fontaine, Œuvres. Sources et postérité d’Esope à l’Oulipo, éd. André Versaille, éd. cit., p. XL.
[157] Marc Fumaroli, Le Poète et le Roi. Jean de La Fontaine en son siècle, Paris, Editions de Fallois, 1997, p. 314.
[158] Signalons que, précédant son illustre confrère, un autre académicien, Etienne Wolff (1904-1996), avait donné en 1992 une édition des Fables accompagnées des estampes d’Oudry, mais sans bénéficier des indéniables et très étendues compétences disciplinaires de Fumaroli. Le résultat est pour le moins insolite, oscillant entre l’autoglorification la plus gratuite et l’anachronisme le plus outrecuidant : « le hasard des élections académiques m’a attribué le vingt-quatrième fauteuil qu’avait occupé jadis notre grand fabuliste (…). Tel est le premier des points communs que j’ai avec La Fontaine, si je puis avoir l’outrecuidance d’en chercher. Par ailleurs, je me suis soucié, comme lui, de la vie des animaux. Une différence peut cependant être évoquée a contrario : c’est que je les connais un peu pour avoir fait des recherches sur l’embryologie et la vie des oiseaux, alors que La Fontaine ne les connaissait que par ouï-dire. D’autre part, j’ai beaucoup lutté pour la survie et le bien-être des animaux en général, alors que je ne suis pas sûr que La Fontaine ait eu le même souci de leur sort. Rappelons que c’était le siècle où Descartes exerçait sa critique à l’égard des pauvres animaux qu’il considérait comme des "machines". La Fontaine ne s’associait bien sûr pas à ces principes, mais je ne trouve pas de preuves certaines qu’il les ait efficacement combattus. En un siècle où tout sujet est matière à débat, à investigation, je m’étonne que de prétendus chercheurs, en mal de thèse, ne se soient pas encore posé ce problème : dans quelle mesure La Fontaine se souciait-il du bien-être des animaux ? » (Fables. Mise en vers Jean de La Fontaine, Estampes Jean-Baptiste Oudry, peintre du Roi, Paris, Diane de Selliers, 1992, p. 9).
[159] C’est pourquoi une approche généticienne, ouverte aux distorsions que les appropriations des images font subir aux textes et aux œuvres s’imposerait. Voir Guillaume Peureux, « Propositions pour une approche généticienne des Fables de La Fontaine », « Jusqu’au sombre plaisir d'un cœur mélancolique ». Etudes de littérature française du XVIIe siècle offertes à Patrick Dandrey, sous la direction de Delphine Amstutz, Boris Donné, Guillaume Peureux et Bernard Teyssandier, Paris, Hermann, 2018, pp. 171-178. Voir aussi « Genèse et Génétique éditoriale des textes imagés », sous la direction de Dominique Massonnaud et Vanessa Obry, Textimage, n° 13, printemps 2021 (en ligne. Consulté le 7 août 2021).
[160] Anne Spica, « Le fabuliste et l’imagier », Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n° 91, 1996, p. 123.
[161] Jean de La Fontaine, Fables, éd. Alain-Marie Bassy, 1995, éd. cit., p. 34.