Des textes sans images ? Statuts et usages
des gravures de Chauveau
dans les éditions
des Fables de La Fontaine (1900-1995)

- Maxime Cartron
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Le positionnement et l’agencement des images par rapport au texte ne sont, quoi qu’il en soit, pas indifférents. Chez Carrier [51], on peut voir, juste après la chronologie intitulée « La Fontaine et son temps » et la « Notice », qui ouvrent le livre, un cahier iconographique composé de trois doubles pages d’illustrations successives – dont deux gravures de Chauveau –, rassemblées sous le titre « La Fontaine dans son siècle », précédant l’épître au Dauphin et donc concentrées en guise d’apéritif visuel : aucune autre image n’interviendra ensuite dans le livre, l’œuvre s’exprimant dans sa nudité textuelle essentielle. Pareillement, l’édition Chédozeau [52] rassemble un cahier iconographique en couleurs juste après la page de titre : plus encore que chez Carrier, l’image est première, elle s’impose au lecteur avant tout texte, qu’il soit de l’éditeur ou de La Fontaine. Le choix des illustrations se caractérise par sa diversité, voire son aspect hétéroclite. Il relève d’une approche « réillustrative » [53], que j’aurai l’occasion d’aborder plus loin : on y retrouve en effet des images dues, dans cet ordre, à Grandville, Koechlin et Chagall d’abord, à Loutherbourg, à nouveau Grandville et Moreau le Jeune ensuite, puis à Jean Effel, Oudry et Baudry, et à Gustave Moreau enfin. Ce parcours iconographique est découpé de manière à apprécier l’ensemble de l’empan chronologique des illustrations lafontainiennes, puisque conformément à la finalité pédagogique qui configure le volume, il cherche à communiquer au lecteur éventuel une somme de savoir condensé. Mais au sein même du livre, on ne trouve que deux images, en noir et blanc : le portrait de La Fontaine par Rigaud et le frontispice de l’édition gravée par Oudry. Le cahier iconographique est donc ambivalent, puisqu’il déleste l’image de tout dialogue potentiel avec le texte.

 

Malaises dans l’image

 

On constate donc que plusieurs éditions des Fables sont traversées par les illustrations de Chauveau et, plus largement, par les images, qui constituent bien de ce point de vue des fantômes iconiques dont les éditeurs ne savent pas exactement que faire, tout en ne parvenant pas à les éliminer totalement. Je souhaiterais à présent me pencher de manière plus précise sur le travail éditorial d’A.-M. Bassy, auteur d’un ouvrage de référence déjà cité, paru en 1986, sur la question de l’illustration des œuvres de La Fontaine : il révèle en effet de manière éclatante ce malaise devant les images.

La première incursion d’A.-M. Bassy dans l’édition lafontainienne remonte à 1973 avec une anthologie des Fables [54]. Encore influencé par la tradition biographisante classiciste, le critique y note que « les Fables sont l’œuvre d’une vie » [55] et va jusqu’à écrire que La Fontaine, « piètre dramaturge, mais fabuliste sans rival » a « raté sa tragédie et réussi sa fable : celle-là est l’histoire de sa vie, celle-ci sa légende » [56]. De telles affirmations lui permettent de positionner l’œuvre lafontainienne « à tous les carrefours de l’histoire et du goût » [57] et de décrire le processus culturel menant selon lui à l’écriture des Fables :

 

il trouve dans les bibliothèques des grands ces fabliers imprimés en Italie ou à Anvers, dont les gravures sont un constant appel à l’imagination. A Vaux ou à Versailles, il se plaît dans les jardins dessinés par Le Nôtre : c’est là qu’il trouve les ombrages, les bosquets et l’eau jaillissante, plus que dans un pays champenois dépourvu de forêts comme de ruisseaux. C’est là qu’il rencontre ces groupes d’animaux opposés, sculptés dans la pierre par Girardon ou par Le Hongre. C’est dans les « petits appartements » des palais qu’il découvre la peinture rustique hollandaise qui l’inspirera autant que les délicats motifs animaux ou végétaux de la porcelaine orientale dont la haute société s’éprend alors [58].

 

Conformément à une orientation critique solidement balisée, l’œuvre lafontainienne est conçue comme le musée imaginaire, le creuset et le laboratoire [59] d’une époque faste pour les arts. Dans cette perspective, les Fables sont toujours appréhendées de façon textualiste : la résonance de l’inspiration artistique vise avant tout à éclairer le texte, et les gravures de Chauveau ne sont que discrètement mentionnées, au détour d’une page [60].

Si cette configuration n’est pas en soi étonnante, il est troublant que dans son édition intégrale de 1995 [61] A.-M. Bassy demeure tributaire, alors même que sa somme sur l’iconographie lafontainienne est parue depuis neuf ans, de réflexes critiques qui confèrent à cette édition des airs de patchwork – pour ne pas dire de salade composée – critique. De prime abord, le choix du texte étonne : « comme Antoine Adam, nous avons suivi le texte des éditions de 1692 et de 1693 (pour le livre XII), et nous avons maintenu son système traditionnel de majuscules » [62]. Ceci revient à reproduire, plus d’un siècle après, le texte des « Grands Ecrivains de la France » qui, on l’a vu, fige l’auteur dans sa posture classique hypostasiant le texte et effaçant toute trace des illustrations. Si l’on peut alléguer, en première instance, un possible impératif commercial implicite imposant comme référence l’édition Adam, elle aussi parue chez GF Flammarion, la remarque suivante, qui contribue également à effacer les illustrations de Chauveau du processus créatif, renforce l’hypothèse de leur occultation plus ou moins consciente :

 

On ne s’étonnera pas (…) de pouvoir distinguer derrière les Fables l’environnement esthétique de la peinture contemporaine, cette peinture intimiste et rustique où excellaient les Flamands et les Hollandais, et celui de la sculpture animalière remise à l’honneur pour l’ornement des parcs classiques [63].

 

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[51] La Fontaine, Fables choisies. Livres I à VI, éd. Hubert Carrier, Paris, Nouveaux classiques illustrés Hachette, 1975.
[52] Jean de La Fontaine, Fables, livres I à VI, éd. Bernard Chédozeau, Paris, Classiques Bordas, 2004.
[53] Voir « Réillustrations (XVIe-XXIe siècle) », Littératures classiques, Op. cit.
[54] Jean de La Fontaine, Fables, éd. Alain-Marie Bassy, Paris, Hatier, « Thema/anthologie », 1973.
[55] Ibid., p. 14.
[56] Ibid., p. 10.
[57] Ibid., p. 11.
[58] Ibid., pp. 11-12.
[59] Voir sur cette question La Fontaine et la culture européenne au carrefour des Fables (I), Le Fablier, n° 30, 2019.
[60] « Ce recueil, dédié au dauphin, est orné de vignettes en tête de fable dessinées et gravées par François Chauveau » (Jean de La Fontaine, Fables, éd. Alain-Marie Bassy, 1973, éd. cit., p. 14).
[61] Jean de La Fontaine, Fables, éd. Alain-Marie Bassy [1995], mise à jour par Yves Le Pestipon, Paris, GF Flammarion, 2007.
[62] Ibid., p. 34.
[63] Ibid.