Des textes sans images ? Statuts et usages
des gravures de Chauveau
dans les éditions
des Fables de La Fontaine (1900-1995)

- Maxime Cartron
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Fig. 2. J. de La Fontaine, Œuvres complètes, 1965

Invisibilisations

 

De très nombreuses éditions ne mentionnent même pas le nom de Chauveau, ni ne signalent que le texte a été illustré, à quelque époque que ce soit : c’est le cas de Pilon et Dauphin (1923) [21], Radouant (1929) [22], Clarac (1946) [23], Pintard (1949) [24], Saulnier (1950) [25], Soupault (1958) [26] ou encore Adam (1966) [27]. Or qu’ont en commun tous ces éditeurs ? Leur texte de base est celui de la collection « Les Grands écrivains de la France » [28]. Adam l’affirme : « la meilleure édition des Fables reste celle de la collection des Grands Ecrivains de la France (1883-1884). Les autres éditions annotées ne font guère que l’utiliser, en y joignant quelques détails » [29]. Par conséquent, les illustrations de Chauveau sont automatiquement évincées, puisque cette édition, on le sait, constitue le monument de l’auteur classique appréhendé à partir du schéma romantique de la critique du XIXe siècle ; il suffit de regarder la composition de son introduction pour s’en convaincre :

Les images n’existent pas – ou ne doivent pas exister – si elles ne mettent pas en scène le « grand auteur ». Et de fait, « notre texte est la reproduction, scrupuleusement exacte, en tenant compte des errata, du dernier texte des Fables publié du vivant de l’auteur et sous ses yeux, c’est-à-dire des impressions successives de 1678-1679-1694 » [30].

Si certains éditeurs sont manifestement victimes de politiques éditoriales d’austérité [31], d’autres cherchent pour ainsi dire à effacer de l’histoire de l’œuvre les illustrations de Chauveau plus qu’ils ne les ignorent : Cart et Roussel [32] reproduisent, en face de la page de titre, l’illustration d’Oudry pour « Le Corbeau et le Renard », mais n’écrivent pas un mot sur Chauveau ni sur les illustrations : pour eux, elles n’existent pas. S’il n’y avait la gravure d’Oudry, le public scolaire visé par l’ouvrage n’imaginerait pas un instant que les Fables ont été illustrées. Quant à Duchêne [33], il s’inscrit plus clairement encore au sein de cette tradition classiciste anti-iconique en reproduisant, en 1987, le texte de la collection des « Grands Ecrivains de la France » [34]. Mais il ne s’en contente pas, puisqu’il va jusqu’à juger les gravures de Chauveau superfétatoires en ce qu’elles « ne sont ni les supports ni les substituts des récits » [35]. La textualité triomphe et l’autorité univoque de La Fontaine sur l’œuvre est préservée :

 

dans les Fables choisies, la présence constante, soulignée parfois, de l’art de conter affirme la primauté du texte, seul chargé de transmettre un message dont les gravures ne sont plus que l’illustration. C’est pourquoi on a pu maintes fois les rééditer seules [36].

 

En isolant les gravures de Chauveau du texte, Duchêne réalise le tour de force de les réduire au rang d’ornements accessoires, tout en établissant précisément la valeur du texte lafontainien sur son autarcie, jugée a contrario sublime : la consolidation du statut emblématique – au sens restreint, c’est-à-dire détaché de l’iconicité car purement mémoriel, du terme – des Fables passe nécessairement par l’affirmation du statut subalterne et adventice des images.

 

Fantômes iconiques

 

Selon toute vraisemblance, c’est en premier lieu à l’entreprise de Jean Dominique Biard que Duchêne pense lorsqu’il évoque les éditions des gravures de Chauveau séparées du texte. En 1977, celui qui avait consacré quelques années auparavant sa thèse au Style des Fables La Fontaine [37] redonnait à voir ces images, et notait, dans un but résomptif :

 

Plus tard, les illustrations d’Oudry remplacèrent complètement celles de Chauveau qui d’ailleurs les avaient inspirées dans une certaine mesure. Il est significatif – et regrettable – que l’édition du tricentenaire ne soit pas remontée à l’impression originale de 1668. Quelques-unes des vignettes pour un Dauphin surnagent encore ici et là, à titre documentaire, au gré des éditions, des anthologies, des ouvrages de critique littéraire ; ce ne sont que les épaves du naufrage d’une œuvre graphique qui méritait un destin moins ingrat. Il ne s’agit pas là, comme nous pouvons le constater, de « tant de figures, tant de combats, de temples, et de navires, qui ne servent à rien qu’à faire acheter plus cher les livres », pour reprendre les mots de Furetière, mais d’une œuvre capable d’enchanter aussi bien l’honnête homme que « l’enfant amoureux d’estampes » [38].

 

Ce que décrit J. D. Biard, au-delà de la coexistence dans l’édition lafontainienne d’illustrations réalisées à des époques différentes, sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir, c’est la survivance pour le moins laborieuse des gravures de Chauveau dans l’espace éditorial des Fables [39]. Ainsi Marmier en retient-il quelques-unes, « mixées » pour certaines avec d’autres images et dans un format beaucoup plus restreint que l’original (fig. 2), elles ne sont plus que des ornements visant à agrémenter – de façon toute relative – la lecture. Or cette présence quasi ectoplasmique produit des dispositifs étranges, et donc des effets de sens tout à fait singuliers. L’édition de la Pléiade parue en 1954 sous la direction de Pilon, Groos et Schiffrin [40], qui sera plus tard remplacée par celle de Collinet (1991), constitue pratiquement l’archétype de l’attitude hésitante et embarrassée devant les images de certains éditeurs :

 

afin de pousser le scrupule aussi loin que possible dans l’établissement du texte des Fables, l’érudit Pierre-Paul Plan usa, naguère, d’un procédé ingénieux. Il fit reproduire en fac-similé le premier recueil des Fables, tel exactement qu’il parut en 1668. Un même souci de perfection nous a guidés dans l’élaboration du présent volume [41].

 

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[21] Jean de La Fontaine, Fables, éd. Edmond Pilon et Fernand Dauphin [1923], Paris, Classiques Garnier, 1960. On note que le portrait de La Fontaine sert littéralement d’introduction, matérialisant de manière exemplaire l’assimilation classiciste de l’homme et de l’œuvre.
[22] Jean de La Fontaine, Fables, éd. René Radouant, Paris, Hachette, 1929.
[23] Jean de La Fontaine, Fables choisies mises en vers, éd. Pierre Clarac, Paris, Association pour la diffusion de la pensée française, 1946.
[24] Jean de La Fontaine, Fables, éd. René Pintard, Paris, Hachette, 1949.
[25] Fables mises en vers par Jean de La Fontaine, éd. Verdun-Louis Saulnier, Paris, Editions de Cluny, 1950.
[26] Jean de La Fontaine, Fables, éd. Philippe Soupault, Paris, Robert Laffont, « Collection des Cent chefs-d’œuvre », 1958.
[27] Jean de La Fontaine, Fables, éd. Antoine Adam, Paris, GF Flammarion, 1966.
[28] Jean de La Fontaine, Œuvres, t. 1 et 2, éd. Henri Régnier, Paris, Hachette, « Les Grands Ecrivains de la France », 1883-1884. On peut l’affirmer avec certitude pour Pintard, Soupault et Adam, qui le mentionnent explicitement. Si Radouant, Clarac et Saulnier ne disent pas un mot sur la question, on peut néanmoins supposer raisonnablement qu’il en est de même.
[29] Jean de La Fontaine, Fables, éd. Antoine Adam, éd. cit., p. 21.
[30] Jean de La Fontaine, Œuvres, t. 1 et 2, éd. Henri Régnier, « Avertissement », n. p. L’idée, pour le moins sujette à caution, selon laquelle La Fontaine aurait corrigé les épreuves a vraisemblablement été reprise telle quelle par Gohin en 1934.
[31] On pense au retirage d’une édition de 1989 (La Fontaine, Fables, éd. Marie-Madeleine Fragonard [1989], Paris, Pocket, « Classiques », 1998), dans lequel le dossier iconographique présent initialement est tout bonnement supprimé, tandis que subsiste, à l’état de vestige, la section de la bibliographie mentionnant les travaux sur l’illustration des Fables. La partie intitulée « au fil du texte », due à Catherine Bouttier-Couqueberg, se résume à un « dossier historique et littéraire ».
[32] Jean de La Fontaine, Fables choisies, éd. Adrien Cart et M. Roussel, Paris, Classiques Larousse, 1934.
[33] Jean de La Fontaine, Fables. Livres I à VI, éd. Roger Duchêne, Paris, Le Livre de Poche, « Nouvelle approche », 1987.
[34] En face de la préface, on peut lire : « cette édition reproduit le texte des Grands Ecrivains de la France – seule l’orthographe a été éventuellement modernisée. Le titre exact de ce volume est : Fables choisies, mises en vers par M. de La Fontaine ».
[35] Ibid., pp. 216-217.
[36] Ibid., p. 217. La réédition de 1995 est à l’identique : Jean de La Fontaine, Fables. Livres I à VI, éd. Roger Duchêne, Paris-Genève, Slatkine, « Fleuron ».
[37] Jean Dominique Biard, Le Style des « Fables » de La Fontaine, Paris, Nizet, 1969.
[38] François Chauveau, Vignettes des « Fables » de La Fontaine (1668), éd. J. D. Biard, Exeter, University of Exeter, « Textes littéraires », 1977, p. XXVII.
[39] Jean de La Fontaine, Œuvres complètes, éd. Jean Marmier, préf. Pierre Clarac, Paris, Seuil, « L’Intégrale », 1965.
[40] Jean de La Fontaine, Œuvres complètes. I. Fables, contes et nouvelles, éd. Edmond Pilon, René Groos et Jacques Schiffrin, Paris, NRF-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954.
[41] Ibid., p. VII.