Graver des figures de géométrie au XIXe
siècle : pratiques, enjeux et acteurs éditoriaux

- Norbert Verdier
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Fig. 12. M. Steichen, « Aperçu théorique sur le
frottement de roulement », Journal de mathématiques
pures et appliquées
, 1848

Fig. 13. J.-A. Lesbros, « Expériences hydrauliques sur les
lois de l’écoulement », Journal de mathématiques pures
et appliquées
, 1848

Fig. 14. L. Poinsot, « Théorie des cônes circulaires roulants »,
Journal de mathématiques pures et appliquées, 1853

Wormser : le graveur attitré du libraire ès mathématiques Bachelier :
de la fin des années quarante au début des années cinquante

 

      Dès la fin des années quarante, les figures du Journal de Liouville et des Nouvelles annales sont gravées par Wormser. La planche de 1848 – composée de trois figures – lui est attribuée [82] ; elle illustre un article de Michel Steichen (1804-1891) [83] intitulé « Aperçu théorique sur le frottement de roulement » [84], paru dans le cahier d’octobre 1848 (fig. 12).
      Comme nous l’avons dit à propos des Nouvelles annales, dès que Bachelier en prend la direction, les planches sont confiées à Wormser. Au tournant des années cinquante, il devient la référence en matière de gravure scientifique et technique. Son dossier de proposition de Légion d’honneur [85] permet d’avoir quelques éléments biographiques. Eugène François Wormser est né le 27 septembre 1814 à Sélestat, en Alsace. Située près de Colmar, à quelques kilomètres de l’Allemagne, Sélestat était sous siège français en 1814 puis en 1815 avant de redevenir allemande. En 1870, elle subit un nouveau siège français. Eugène Wormser est un « peintre allemand » comme le stipule son dossier de Légion d’honneur constitué d’un état de services. Certaines de ses contributions dans l’illustration d’ouvrages techniques sont mentionnées. Wormser s’inscrit dans une tradition familiale. Avant lui, nous trouvons de nombreuses planches gravées probablement par des membres de sa famille [86]. Dans la lignée de ce que désignait Jacques Guillerme par l’expression « mains d’Adam », nous pouvons parler « des mains de Wormser » à propos des contributions graphiques de la famille Wormser au cours de la première moitié du XIXe siècle.
      Ses travaux lui ont permis d’obtenir en 1854 la chaire de dessin au Conservatoire national des arts et métiers en tant que successeur de Jacques-Eugène Armengaud (1810-1891) [87]. Son dossier personnel aux archives du Conservatoire est succinct. Il se réduit à un arrêté de nomination et à une liste manuscrite relatant brièvement sa carrière professionnelle. Pour obtenir la chaire de dessin, Wormser entre en compétition avec plusieurs candidats dont Didiez que nous avons rencontré à travers ses publications dans le Journal des Connaissances Usuelles et Pratiques. André Grelon précise : « Il [Wormser] écarte trois autres candidats (…) dont un certain Didiez, nommé en 1848 remplaçant officiel de Dupin, « qui ne professe pas avec netteté … [et qui] n’est plus en état de faire de manière satisfaisante un cours qui est destiné à avoir un grand nombre d’élèves » [88]. Wormser est, après Armengaud, le dernier professeur de dessin de machines de la petite école du Conservatoire national des arts et métiers.
      Wormser est un graveur qui a pignon sur rue. Il est le graveur attitré de la maison Bachelier. Il grave pour le Journal de l’Ecole royale polytechnique mais aussi pour des manuels d’enseignement de mathématiques transcendantes comme le Cours d’algèbre supérieure de Joseph-Alfred Serret (1819-1885) en 1849 [89] ou d’autres manuels de niveau élémentaire comme le Cours élémentaire de dessin linéaire, d’arpentage et d’architecture de J.-B. Henry (des Vosges), chez l’éditeur Isidore Pesron en 1845 [90]. Wormser travaille pour différents éditeurs comme Fortin ou Masson et Cie. Il grave, en 1843, la cinquième édition revue, corrigée et augmentée du Traité de toxicologie de Mateu Josep Bonaventura Orfila i Rotger (1787-1853). Toujours pour Masson, il grave certaines planches des Annales de chimie et de physique. Pour Hachette, en 1849, il participe au Précis de chimie industrielle à l’usage des écoles préparatoires aux professions industrielles et des fabricants d’Anselme Payen (1795-1871) [91]. Il est aussi l’un des graveurs de l’Académie. Son cas est évoqué à la commission administrative lors de la séance du 15 décembre 1851 :

 

MM. Poncelet et Piobert sont chargés d’examiner une réclamation de Mr Wormser qui présente comme insuffisante la somme de 2 500 F allouée pour la gravure du Mémoire de Mr Lesbros, et demande que cette somme soit portée à 3 000 F pour le couvrir de ses frais [92].

 

Dans la séance suivante, le 22 décembre 1851, la somme demandée par Wormser est accordée mais une décision est prise : « La commission décide qu’à l’avenir, lorsqu’il s’agira d’appliquer des fonds pour frais de gravure, il devra lui être soumis des devis plus détaillés que celui présenté primitivement par Mr Wormser » [93]. Wormser avait sans doute pris quelques libertés par rapport au devis présenté [94]. Le mémoire du capitaine de génie Joseph-Aimé Lesbros (1790-1860) – un proche de Jean-Victor Poncelet (1788-1867) [95] – a été présenté aux Comptes rendus en 1850. Il paraît en 1852 sous le titre Expériences hydrauliques sur les lois de l’écoulement de l’eau à travers les orifices rectangulaires verticaux à grandes dimensions, entreprises à Metz pendant les années 1828-34 [96]. Le mémoire est accompagné des planches de Wormser, en l’occurrence trente-sept planches techniques gravées, repliées et insérées dans le volume (fig. 13).
      Notons qu’en 1857, le mémoire est résumé par le rédacteur dans le journal pour ingénieur édité à Freiberg : Der Civilingenieur [97]. Le résumé renvoie à des figures insérées dans des planches disposées en fin de volume. Ce ne sont pas les figures du texte original, ce sont des planches exécutées par d’autres graveurs et dans lesquelles les éléments d’embellissement – à la manière de Wormser – ont été ôtés.
      Au long des années cinquante, Wormser reste très présent dans l’édition des figures scientifiques. Encore en 1860, Théophile-Jules Pelouze (1807-1867) et Edmond Frémy (1814-1894), auteurs d’une troisième édition du Traité de chimie générale, analytique, industrielle et agricole, pour le compte des éditions Masson, remercient, dans leur avertissement « l’habile artiste » Wormser « qui a bien voulu exécuter pour nous des figures aussi remarquables par leur précision que par leur élégance, et qui, placées dans le texte, animent nos descriptions et en facilitent l’intelligence ». Les auteurs insistent sur le fait que les figures sont dans le texte. A ce propos, il est précisé, en page de couverture, que cette troisième édition a été « entièrement refondue avec figures dans le texte ». Mais Wormser ne réalise plus les figures de la presse mathématique, pour Bachelier. Ses coûts sont sans doute trop élevés par rapport aux graveurs concurrents. Comme l’indique le Journal général de l’imprimerie et de la librairie rendant compte de ses activités lui ayant permis l’obtention de la Légion d’honneur, Wormser est « le dessinateur des sciences » [98]. Les planches qu’il réalise sont complexes et sans doute trop coûteuses.

 

Pierre Dulos : d’une gravure artisanale à une gravure préindustrielle
au début de la seconde moitié du XIXe siècle

 

      Au début de la seconde moitié du XIXe siècle, un nouveau graveur supplante les précédents. Il s’agit de Pierre Dulos (1820-1874). Sa première apparition (attestée) dans le Journal de Liouville date de 1853. Ses figures illustrent des articles de Louis Poinsot (1777-1859) et de Frédéric Reech (1805-1884). Il y a d’ailleurs une erreur d’indexation puisque les deux planches sont numérotées « Planche I ». Cela peut être dû au fait que l’article de Poinsot, sans doute quasiment dès sa parution dans le Journal a été l’objet d’un mémoire tiré à part [99]. La planche compte onze figures ; elles concernent toutes des cônes circulaires qui roulent sur différents objets géométriques (points, plans, cônes, etc.). En dessous du cadre, sont indiqués les noms des « principaux acteurs matériels » : le graveur « Dulos sc », l’éditeur « « Bachelier, éditeur » et l’imprimeur « N. Rémond, imp. r. des Noyers, 65, Paris. ». Les figures ont été exécutées avec un très grand soin faisant apparaître des parties ombrées (fig. 14). Ces figures sont d’ailleurs reprises dans une version ultérieure de ce texte publiée deux ans plus tard, en 1855, dans Connaissances des temps [100].
      Cette présence de Dulos, dans le Journal de Liouville, illustre sa montée en force dans les années cinquante. L’étude (générale) de la maison de gravure de Pierre Dulos a été effectuée par Klaus et Ann Hentschel [101]. La fin du passage que Guillerme consacre à Adam et Lemaître évoque la prise en main du marché de la gravure par Dulos à partir de 1846. Au milieu du siècle, Dulos est présent dans de nombreuses publications scientifiques. L’étude des planches des Annales de l’Observatoire impérial de Paris, lancé en 1855 par Urbain-Jean-Joseph Le Verrier (1811-1877) montre que les nombreuses planches sont toutes réalisées par Dulos et sont imprimées chez « Legay, rue de la Bucherie, 1, Paris ». Dans les sept premiers tomes, balayant la période 1855-1863, figurent une douzaine de planches représentant presque une centaine de figures numérotées ou non. Dulos grave et soumet ses réalisations à l’Académie.

 

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[82] Journal de mathématiques pures et appliquées, I, 13 (1848), p. 425.
[83] Michel Steichen a été formé à l’université de Liège où il devient en 1834 docteur en sciences physiques et mathématiques. Ensuite, il enseigne au collège de Hasselt à l’Ecole industrielle de Verviers. En 1837, il est nommé professeur de mécanique à l’Ecole militaire, où il reste jusqu’à la fin de sa carrière (voir L. Godeaux, « Notice sur Michel Steichen », Annuaire de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, 1968, pp. 3-8 et J. Neuberg, « Steichen (Michel) », Biographie Nationale, 23 (1924), Bruxelles, Etablissements Emile Bruylant, coll. 767-768). Ses travaux, essentiellement publiés dans Mémoires de la Société royale des sciences de Liège dès leur lancement en 1844, portent principalement sur la géométrie et surtout sur ses applications à la mécanique.
[84] M. Steichen, « Aperçu théorique sur le frottement de roulement », Journal de mathématiques pures et appliquées, I, 13 (1848), pp. 344-352.
[85] Archives nationales, dossier Eugène, François Wormser, F/70/118.
[86] Contentons-nous ici de citer deux ouvrages dans lesquels nous trouvons le nom « Wormser » : le traité de Lavoisier intitulé « Mémoire sur le meilleur système d’éclairage de Paris », publié vers 1778, contient ainsi des planches réalisées par un certain E. Wormser et les planches de l’atlas du Traité élémentaire d’astronomie physique, par J.B. Biot, avec des additions relatives à l’astronomie nautique, imprimé en 1810-1811, sont également « gravées sur cuivre » par E. Wormser.
[87] Les Cahiers d’histoire du CNAM (N°4, Juillet 1994) sont très instructifs sur la « Petite Ecole » de dessin du CNAM. Nous retenons tout particulièrement les contributions de Louis André, Philippe Peyre et André Grelon. Voir dans Les Cahiers d’histoire du CNAM, 4 (juillet 1994), L. André, « César Nicolas Leblanc et le dessin de machines » (pp. 71-92) ; P. Peyre, « Les Armengaud, la Petite école et le développement de l’innovation » (pp. 93-142) et A. Grelon, « Une tentative de création d’une école supérieure de dessin au Conservatoire des Arts et Métiers sous le Second Empire » (pp. 143-159).
[88] A. Grelon, « Une tentative de création d’une école supérieure de dessin au Conservatoire des Arts et Métiers sous le Second Empire », Op. cit.
[89] J. A. Serret, Cours d’algèbre supérieure, Paris, Bachelier, 1849.
[90] Nous remercions Renaud d’Enfert pour cette information.
[91] A. Payen, Précis de chimie industrielle à l’usage des écoles préparatoires aux professions industrielles et des fabricants, Paris, Hachette, 1849.
[92] Archives de l’Académie des sciences, Commission administrative, « 15 X bre 1851 ».
[93] Ibid., 22 décembre 1851.
[94] Quelques années plus tôt, l’Académie avait fait la même demande auprès de Bachelier, qui, faute de concurrence, s’était sans doute offert quelques largesses.
[95] B. Belhoste et L. Lemaitre, « J. Y. Poncelet, les ingénieurs militaires et les roues et turbines hydrauliques in Le Moteur hydraulique en France au XIXe siècle : concepteurs, inventeurs et constructeurs », Cahiers d’histoire des sciences et destechniques, 29 (1990), pp. 33-89.
[96] J. A. Lesbros, « Expériences hydrauliques sur les lois de l’écoulement de l’eau à travers les orifices rectangulaires verticaux à grandes dimensions, entreprises à Metz pendant les années 1828-34 », Mémoires des savants étrangers, XIII (1852), pp. 1-509.
[97] Der Civilingenieur, III (1857), pp. 123-148.
[98] Journal général de l’imprimerie et de la librairie, (1860), pp. 202-203.
[99] La théorie de Poinsot avait initialement été présentée au Bureau des longitudes, dans la séance du 17 novembre 1852. L. Poinsot, « Théorie des cônes circulaires roulants », Journal de mathématiques pures et appliquées, I (18), 1853, pp. 41-70.
[100] Une version annotée de ce mémoire se trouve dans le fonds Poinsot – constitué de dix-huit portefeuilles de format divers – de la Bibliothèque de l’Institut [Poinsot, BIF, MS 955, Feuille 269]. L. Poinsot, « Théorie des cônes circulaires roulants », Connaissance des temps, 1855, pp. 3-25.
[101] K. et A. Hentschel, « An engraver in nineteenth-century Paris: the career of Pierre Dulos », The Library, 15 (2001), pp. 64-102.