Graver des figures de géométrie au XIXe
siècle : pratiques, enjeux et acteurs éditoriaux
- Norbert Verdier
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Fig. 9. Planches dessinées par Girard et gravées par
Adam ou Stévigny, 1820
Fig. 10. Ad. Siret, Journal des Beaux-Arts et de
la littérature, 1867
Fig. 11. O. Terquem et C. Gérono, Nouvelles
annales de mathématiques, 1842
Et des hommes : les graveurs de géométrie
Avec Gergonne et Guillard, qui réalisent tout le travail éditorial au sein de leur journal (dont la réalisation des planches), s’achève un temps que nous pourrions qualifier comme celui des amateurs. Par opposition, d’autres publications font appel à des professionnels pour réaliser les figures de géométrie nécessaires à la compréhension du texte ; c’est ainsi le cas du graveur de l’Ecole polytechnique : Louis-Joseph Girard (1773-1844). L’étude des noms des signataires des figures de la presse mathématique permet de fait ressortir plusieurs moments. Durant la première décennie du Journal de Liouville, les graveurs Adam et Lemaître dominent le marché de la gravure. Bien que les premières planches du Journal ne soient pas signées, celles des Nouvelles annales de mathématiques le sont. Le second moment est celui que représente le graveur Wormser autour des années cinquante. Le troisième moment que nous avons identifié est celui porté par le graveur Dulos, au début de la deuxième moitié du siècle. Nous allons étudier les parcours de ces graveurs pour voir dans quelle mesure notre étude, extraite de la presse mathématique, donne une image du paysage éditorial. Aussi, nous intéresserons-nous à des graveurs dont la présence est moins visible mais non moins réelle à qui sait la saisir.
Un dessinateur de l’Ecole polytechnique et ses graveurs : Louis-Joseph Girard
Les publications portées par l’Ecole polytechnique : Correspondance sur l’Ecole polytechnique, publié entre 1804 et 1816, et Journal de l’Ecole polytechnique, qui paraît de 1794 à 1939 avant de renaître en 2013 jouent un rôle important en termes de circulations des sciences dans l’ensemble et des mathématiques en particulier. L’étude des planches insérées met en avant le rôle de Girard. Maître de dessin à l’Ecole polytechnique, il devient ensuite professeur de perspective à l’Ecole des Beaux-Arts puis à l’Ecole des mines [66]. Il a été un véritable bras droit de Jean-Nicolas-Pierre Hachette (1769-1834), le fondateur et rédacteur de la Correspondance sur l’Ecole polytechnique en y dessinant la plupart des figures [67]. Il a aussi dessiné la plupart des figures dans le Journal de l’Ecole polytechnique et de nombreux ouvrages de sciences publiés par des professeurs de l’Ecole polytechnique comme ce Traité de chimie élémentaire, théorique et pratique par le baron Louis-Jacques Thénard (1777-1857) [68] ou Analyse appliquée à la géométrie aux trois dimensions de Charles-François-Antoine Leroy (1780-1854) [69].
Girard n’a pas forcément gravé toutes les figures. Beaucoup ont été exécutées par d’autres graveurs ou « sculpteurs », terme également employé à l’époque. Nous avons repéré les noms d’Aubertin, Cardeur et Hoyau au début du XIXe siècle ; le parcours de François Aubertin [70] est assez bien renseigné mais ceux de Cardeur et Hoyau restent totalement inconnus. Vers 1815, intervient également un certain Miller, dont nous avons aucune certitude sur l’identité, mais, dans cette deuxième décennie du siècle, ce sont surtout deux noms qui reviennent avec insistance : Adam – un graveur qui jouera un rôle capital et sur lequel nous reviendrons – et Stévigny.
Girard, Adam et Stévigny sont ainsi impliquées tous trois, sans doute pour la première fois, dans la nouvelle édition, en 1811, du Cours de géométrie descriptive de Gaspard Monge (1746-1818) [71]. Par la suite, des centaines de planches de géométrie – pour les publications de l’Ecole polytechnique mais aussi pour de nombreux ouvrages – sont dessinées par Girard puis gravées par Adam ou Stévigny « d’après Girard » (fig. 9).
Adam & Lemaître : un atelier de gravure au service de
la presse
technique (1831-1846)
Au début des années trente, deux graveurs, Adam & Lemaître, deviennent très présents dans la presse mathématique. Nous avons déjà croisé Adam dans ses collaborations avec Girard et également Stévigny. Adam puis Lemaître sont les exécuteurs de planches pour le libraire Carilian-Gœry. A ce titre, ils composent les planches des Annales des Ponts. Jacques Guillerme a consacré une étude à Adam et Lemaître [72]. Il a cherché à identifier l’auteur des planches des Annales des ponts sans pouvoir être catégorique. Selon Guillerme, il s’agirait de Jean Adam, demeurant rue du Plâtre-Saint Jacques. Le Dictionnaire général des artistes de l’école française, depuis l’origine des arts du dessin jusqu’en 1882 inclusivement peintres, sculpteurs, architectes, graveurs et lithographes explique qu’il était « graveur d’architecture » et qu’il a « gravé les planches de L’Architecture hydraulique, de Bélidor, de l’Attaque et de la défense des places, par Carnot, de La construction des ponts, par Navier » [73].
Nous avons cherché à identifier plus précisément Jean Adam en consultant de nombreuses autres sources non citées dans l’étude de Guillerme. Jean Adam ou encore Jean-Victor Adam est un graveur né à Paris en 1801 ; la notice nécrologique ci-jointe apporte quelques précisions sans être, loin de là, laudative comme c’est la règle en l’espèce (fig. 10).
Elève de Charles Meynier (1768-1832) et du baron Jean-Baptiste-Augustin Régnault (1754-1829), il a été récompensé pour ses travaux à plusieurs reprises [74] ; il a illustré aussi bien des ouvrages de Georges-Louis Leclerc comte de Buffon (1707-1788) que de Victor Hugo (1802-1885) [75]. Certaines des gravures publiées l’ont été d’après des dessins d’Adam, ce qui indique qu’il n’exécutait pas toutes les figures qu’il signait. D’autre part, et cela accrédite la thèse de Guillerme, l’une des premières collaborations entre Girard et Adam date de 1811 ce qui indique qu’un autre Adam (son père probablement) gravait déjà pour les mathématiques car, à cette période, Jean-Victor Adam avait dix ans.
A partir de 1842, Augustin-François Lemaître (1797-1870) s’associe à Adam. Elève d’Achille-Etna Michallon (1796-1822) et de Claude-François Fortier (1775-1835) [76], Lemaître a contribué à développer les travaux de Joseph-Nicéphore Niepce (1765-1833) et Louis Daguerre (1787-1851), dès la fin des années vingt. « J’ai dit aussi que Lemaître était le graveur que MM. Niepce et Daguerre s’étaient associé pour perfectionner les planches ébauchées », écrit [77] François Arago (1786-1853) [78]. Cette collaboration entre le graveur et les découvreurs de la photographie était contractualisée ; l’énorme succès [79] qui en a résulté a apporté à Lemaître une reconnaissance indirecte. Il est l’un des graveurs en vue du deuxième quart du XIXe siècle. Dès lors, les planches sont signées « Adam et Lemaître ». Jacques Guillerme suppose que les gravures n’étaient pas nominales mais que la dénomination « Adam et Lemaître » désignait davantage un atelier d’où le pluriel commençant son article « Les mains d’Adam. L’information graphique dans les planches des Annales. » Guillerme résume :
Adam fut le premier – et longtemps le seul – qui signât les planches des Annales. De 1831 à 1840, on en compte 194 qui accompagnent 427 articles. Le fétichisme décennal inaugure en 1841 une « deuxième série » ; la fortune d’Adam s’y dérèglera : en 1842, il signe avec Lemaître, puis seul derechef. En 1843, Lemaire lui est conjoint [La coopération est d’abord marquée par la mention « Adam et Lemaire Sc. » ; s’y substituera ensuite l’inscription « Gravé par Adam et Lemaire » conforme à la norme établie par le premier] Lemaître réapparaît furtivement en 1846 pour signer une planche intercalaire qui figure « La Véloce, locomotive à détente variable », p.70 [80].
Les contributions de l’atelier Adam & Lemaître ne se réduisent pas à la réalisation des figures des Annales des Ponts ; il réalise également de nombreuses figures pour différents ouvrages scientifiques et techniques ainsi que celles des Annales des Mines [81].
Dans le tableau précédent, nous notons qu’Adam avec ou sans Lemaître a réalisé plus de cinq cents figures pour les Nouvelles annales de mathématiques entre 1846 et 1848. A partir de 1843, elles sont seulement signées par Lemaître. Ce sont des figures qui sont pour certaines très simples mais qui, généralement, sont très sophistiquées techniquement. Nous avons joint ci-contre un extrait d’une des huit planches insérées à la fin du premier tome des Nouvelles annales, en 1842 (fig. 11). Leur réalisation ne pouvait être confiée à un simple exécutant.
[66] F. Chappey, « Les professeurs de l’Ecole des beaux-arts (1794-1873), dans Romantisme, 93 (1996), pp. 95-101.
[67] Son dossier de légion d’honneur (L. J. Girard, Archives nationales, LH 1145/17) indique qu’un de ses garants était J. N. P Hachette.
[68] L. J. Thénard, Traité de chimie élémentaire, théorique et pratique, quatre volumes, Paris, Crochard, 1813-1816.
[69] C. F. A. Leroy, Anayse appliquée à la géométrie aux trois dimensions, Paris, Bachelier, 1829.
[70] François Aubertin (1773-1824, ses dates diffèrent selon les sources) est un graveur messin recruté très jeune comme dessinateur au service de l’Etat-major militaire. Fait prisonnier à Mayence, il passe plusieurs années en Allemagne (Leipzig, Dresde et Berlin) et perfectionne son art au contact des graveurs allemands. Mettant au point sa propre technique de gravure en taille-douce, après diverses péripéties professionnelles et familiales, il termine dans la déchéance à Gand. Voir P. J. Goetghebuer, « Le graveur Aubertin », Annales de la Société royale des Beaux-Arts et de littérature de Gand, IV (1851-1852), pp. 345-347.
[71] G. Monge, Cours de géométrie descriptive, nouvelle édition, avec un supplément, par M. Hachette, Paris, Klostermann, 1811.
[72] J. Guillerme, « Les mains d’Adam. L’information graphique dans les planches de Annales », dans Annales des Ponts et chaussées, 19 (3 ème trimestre 1981), pp .16-22.
[73] E. Bellier de La Chavignerie, Dictionnaire général des artistes de l’école française, depuis l’origine des arts du dessin jusqu’en 1882 inclusivement : peintres, sculpteurs, architectes, graveurs et lithographes, (Supplément), Paris, Vve H. Loones, 1888, p. 4.
[74] P. Lacroix, Annuaire des artistes et des amateurs, Paris, Vve Jules Renouard, 1860, p. 47.
[75] Pour avoir d’autres informations de type muséographique, voir D. Karel, Dictionnaire des artistes de langue française en Amérique du Nord, Québec, Musée du Québec/Les Presses de l’Université Laval, 1992, p. 495.
[76] P. Lacroix, Annuaire des artistes et des amateurs, Op. cit., pp. 42 et 82.
[77] Plusieurs ouvrages détaillent cette collaboration en s’appuyant sur des correspondances. Voir J. M. Hermann-Hamman, (Des) arts graphiques destinés à multiplier par l’impression considérés sous le double point de vue historique et pratique, Paris, Ed. Cherbuliez, 1857 et L. Figuier, La photographie au salon de 1859 and La photographie et le stéréoscope, Ayer Publishing, 1979, pp. 28-36 [Reprise de l’édition Hachette de 1860].
[78] F. Arago, François, Œuvres complètes, Paris, Gide et Baudry, 1858, p. 515.
[79] Plusieurs notes de l’Académie des sciences font référence à la découverte. Encore quinze ans après la découverte, en 1854, l’ingénieur des Ponts et chaussées, Paul-Emile Breton de Champ (1814-1885) publie dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences, un article consacré à cette invention, P. E. Breton de Champ, « Appréciation au point de vue mathématique, de la difficulté qu’on trouve à obtenir au Daguerréotype des portraits de grande dimension », dans Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des sciences, 39 (1854), pp. 209-304.
[80] J. Guillerme, « Les mains d’Adam… », Op. cit., p. 16.
[81] Dans l’esprit des travaux de Guillerme sur les Annales des Ponts et chaussées, Nacima Baron-Yellès s’est lancée dans une étude des Annales des Mines entre 1810 et 1980. Dans une conférence de 1997 intitulée « Des mines de cartes ou la production cartographique dans les Annales des Mines de 1810 à 1980 » prononcée à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, le 2 décembre 1997 et n’ayant donné lieu à aucune publication, elle a soigneusement identifié les productions des graveurs des Annales des Mines : Les Adam, Emillien Renou (1815-1902), Lemaître, Macquet, Courtier, etc. Selon elle, ces planches « ont certainement un intérêt d’ordre muséographique et peuvent être le substrat d’une enquête épistémologique sur l’histoire de la mine et des chercheurs ».