« Conment Merlin se mua en guise de cerf » :
écrire et représenter la métamorphose animale
dans les manuscrits enluminés de la
Suite Vulgate.
- Irène Fabry-Tehranchi
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Fig. 6. Le Cerf à la table de l'empereur, 1280-1290
Fig. 7. Le Cerf à la table de l'empereur, 1285
Fig. 8. Le Cerf à la table de l'empereur, 1280-1290
Fig. 9. Le Cerf à la table de l'empereur, 1270-1300
Fig. 10. Le Cerf à la table de l'empereur, 1450
Fig. 11. Le Cerf à la table de l'empereur, 1357
Désordre et transgression, un rituel bouleversé
Ce désordre est propagé et accentué à l’intérieur du palais royal, car le repas princier est bouleversé par l’interruption du cerf. Si la poursuite tourne à la destruction, sans transition, elle laisse place à l’énonciation des prophéties de Merlin. La plupart des manuscrits qui illustrent la métamorphose de Merlin en cerf le présentent à la table de l’empereur romain, ce qui offre une variation sur le motif littéraire et iconographique du banquet, interrompu par l’irruption d’un événement inattendu. Les miniatures montrant l’animal à la table de l’empereur, particulièrement originales, tranchent avec les types iconographiques du cerf assoiffé, combattant le serpent, aux bois majestueux, pourchassé ou encore transpercé [28].
La plupart du temps, le cerf est représenté en mouvement. Alors que le texte décrit un animal imposant, l’image le présente sous diverses tailles. Une série de miniatures le montre bondissant devant la table de l’empereur (BnF fr. 95 f. 262 [29] (fig. 6), fr. 770 f. 232 (fig. 7) et fr. 24394 f. 214 (fig. 8).
BnF fr. 749 f. 260 adopte la même composition mais se distingue par l’illustration de la génuflexion mentionnée par le texte. Dans BL Add. 10292 f. 160, l’animal est littéralement couché sur la table et prend pour le spectateur non averti l’apparence déconcertante d’un plat de gibier, tandis que Bodleian Douce 178 f. 299 se distingue par la réalisation très peu naturaliste de l’animal qui semble s’envoler vers la table de l’empereur (fig. 9).
Ainsi le texte accentue le désordre causé par la venue de Merlin, ce que souligne l’illustration de deux manuscrits : Pierpont Morgan 208 f. 259 et Yale 227 f. 252v . Dans le premier, le désordre de la scène est visible à travers la nourriture versée à terre et la gestuelle démonstrative d’un des convives qui lève ses deux mains au ciel. Le cerf, toujours en mouvement, se dirige vers la partie de la table où l’empereur déjeune seul (fig. 10).
Dans Yale 227 f. 252v, les dégâts semblent encore plus spectaculaires puisque c’est une table entière avec tout ce qui s’y trouve que le cerf renverse de sa patte blanche. La compression de l’image renforce le désordre puisque l’animal, à peine entré dans la grande salle et poursuivi par des hommes armés encore situés à l’extérieur du palais, atteint une proximité dangereuse avec les convives (fig. 11).
La merveille, qui caractérisait d’abord la métamorphose elle-même, en vient alors à désigner l’ampleur des ravages provoqués par l’animal :
Lors s’en vait tous abrievés parmi ces tables et espant mengiers et vins et viandes et commencha illuec un si grant tooul de pos et de vaissiaus com a grant merveille (Pl. 1230).
Il se jeta avec fureur parmi les tables, troubla le repas en renversant le vin et la nourriture, et fit un dégât extraordinaire en bousculant coupes et plats.
L’introduction merveilleuse et spectaculaire de Merlin à la cour de l’empereur résonne ainsi avec l’ouverture de nombreux romans arthuriens où l’aventure chevaleresque débute au cours d’un banquet. L’entrée en scène du cerf se fait de façon spectaculaire, mais elle ne se contente pas de lancer l’histoire puisque celle-ci a débuté avec le songe de l’empereur. Bien qu’elle suscite une « quête » en forme de « chasse », cette intrusion mystérieuse et provocatrice va paradoxalement précipiter le dénouement de l’intrigue et permettre sa résolution.
Mise en scène et théâtralisation de la métamorphose
Merlin manifeste donc un goût prononcé pour le renversement des rôles et des positions, ainsi, il joue le rôle d’un cerf traqué mais suit pourtant une trajectoire parfaitement maîtrisée. Merlin donne des ordres, il crée à sa guise des mouvements de foule, il attire l’attention sur lui-même, il fait tout pour créer les conditions d’une entrée remarquée. Il cultive aussi l’art de la fuite, de l’apparition et de la disparition. A l’origine, c’est lui qui décide de trouver l’empereur, mais il fait en sorte de devenir un gibier recherché déjouant et orientant la chasse dans le sens qui lui plaît. Il choisit de se rendre à Grisandole, mais passe par une autre transformation avant d’accepter de se faire « enchaîner ». Sa sortie fulgurante du palais de l’empereur montre combien il se joue des contraintes humaines et des tentatives qui sont faites pour l’enfermer.
BnF fr. 110 montre Merlin transformé en cerf pourchassé par les hommes de l’empereur. L’animal bondissant tourne cependant la tête, et s’arrête pour parler à Grisandole (fig. 12). Le cerf prend à rebours l’ordre attendu des événements car il n’est jamais capturé par ses poursuivants, mais c’est lui qui choisit de se rendre auprès de l’interlocuteur qu’il a choisi dans les conditions qui lui conviennent. La coordination des deux propositions de la rubrique de fr. 110 « Ensi come grant plenté de gent cacent un cierf et li cers s’arreste et parole à Grisandolet », souligne l’absence de corrélation entre les entreprises humaines, vouées à l’échec, et les actions du cerf, qui sont totalement autonomes. On ne précise pas la véritable identité du cerf dont le caractère merveilleux apparaît cependant par le don de parole. Ainsi sous son apparence sauvage et sa conduite destructrice, le cerf « maîtrise le langage humain et détient un savoir de type civilisateur ». A l’inverse, l’homme sauvage n’émet d’abord que des grognements puis des rires énigmatiques qui créent une confusion redoutable. En cela, la métamorphose animale est peut-être moins dérangeante que celle en homme sauvage. Alors que le cerf blanc, déjà présent dans les lais de Marie de France, comme dans Tyolet, est « acclimaté de longue date dans l’espace littéraire », « l’hypothèse de l’homme sauvage constitue une variation subtilement dangereuse sur la théorie habituelle de la naissance de Merlin ». En effet, si la conception diabolique de Merlin « s’intègre à un type de merveilleux courtois dont les valeurs sont clairement définies », « l’Homme sauvage, comme son nom l’indique en partie, représente le comble de l’hybridité » [30]. Cela constitue donc moins une métamorphose que la révélation paradoxale et polémique de la nature et de l’origine du personnage [31]. Si les métamorphoses de Merlin sont révélatrices d’un polymorphisme à caractère diabolique, elles sont de différents niveaux, de la simple modification de l’apparence, le cas le plus fréquent, à la transformation qui affecte l’essence du personnage.
La poursuite du cerf prend la trajectoire inverse de celle qui avait mené Merlin au palais de l’empereur et elle a lieu en deux parties. Ce sont d’abord les habitants de la ville de Rome qui le chassent, sans succès, comme au début de l’épisode. La première chasse au cerf, dans les rues de Rome, était l’œuvre du peuple et faisait l’objet d’un mouvement spontané face à l’apparition extraordinaire de l’animal. La chasse lancée à l’initiative de l’empereur se déroule en forêt. Elle constitue une épreuve initiatique où les jeunes gens du royaume peuvent espérer gagner la main de la fille de l’empereur. Attirés par la récompense promise, de jeunes et nobles cavaliers se lancent à la poursuite du cerf. On passe donc dans un registre supérieur, le récit quittant la sphère du divertissement populaire pour retrouver la tradition romanesque et chevaleresque. BnF fr. 344 opère un mélange de ces éléments puisque dans le contexte d’une chasse traditionnelle avec des chiens et des cavaliers, ceux-ci sont armés de façon de gaules ou de massues, à la manière des paysans (fig. 13).
Dans son discours à Grisandole, Merlin transformé en cerf ne se rend pas directement à Grisandole mais lui explique par quels appâts culinaires elle peut l’attraper sous la forme d’un homme sauvage. Il se montre particulièrement précis dans la description des conditions nécessaires à cette capture qu’il met en scène et qu’il va lui-même orchestrer. Il y a un donc effet de surenchère car Merlin ne se contente pas de manifester devant l’empereur sa faculté d’explication des songes mais il l’éblouit auparavant par un autre don magique, celui de métamorphose. C’est justement dans leur rapport à une image qui ne se suffit pas à elle-même mais demande à être interprétée que la métamorphose et le récit onirique se rejoignent.
[28] Voir M. Thiébaux, The Stag of Love : the Chase in Medieval Literature, Ithaca and London, Cornell University Press, 1974, pp. 40-46. L’auteur distingue également quatre types littéraires : la chasse sacrée, mortelle, instructive et amoureuse. Dans le cas de Merlin, si la chasse au cerf aboutit à une meilleure connaissance du chasseur, Grisandole, et du monde de la cour romaine, elle complexifie la figure de l’animal traqué sans complètement résoudre la question de son identité. Quant à la rencontre avec le merveilleux, par le biais des métamorphoses et des pouvoirs divinatoires de Merlin, elle glisse insensiblement de la sphère du sacré au registre profane. Empruntant des procédés comiques et des situations dignes des fabliaux, le conte s’inscrit alors dans une perspective de divertissement.
[29] Pour une reproduction de BnF fr. 95 f. 262 et BL Add. 10292 f. 160 voir Irène Fabry, art. cit, p. 221.
[30] A. Berthelot, « De Merlin au roi Lar : l’homme qui se transforme en animal », Reinardus, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins Publishing Company, 2003, pp. 31-46.
[31] I. Fabry, « Le festin de l’homme sauvage dans la Suite Vulgate du Merlin et le Roman de Silence : l’attrait de la nourriture et la mise en scène paradoxale du personnage de Merlin », dans Questes, 12, La faim et l’appétit, 2007, pp. 49-64. Lire l’article au format pdf.