« Conment Merlin se mua en guise de cerf » :
écrire et représenter la métamorphose animale
dans les manuscrits enluminés de la
Suite Vulgate.
- Irène Fabry-Tehranchi
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Si le terme de métamorphose n’apparaît que tardivement, ce motif n’est pas rare dans la littérature médiévale et son analyse « offre un observatoire privilégié du jeu d’oppositions et d’interférences, ou mieux d’osmose entre les différents registres culturels : christianisme et paganisme, culture savante et culture populaire, clercs et laïcs, latin et langues vernaculaires » [1]. Le pouvoir de métamorphose est ainsi un attribut de Merlin, fils d’un démon et d’une femme pieuse, dans le roman en prose composé vers 1200 attribué à Robert de Boron et dans la Suite Vulgate qui lui est ajoutée dans la première moitié du XIIIe siècle, lors de l’intégration du texte au cycle de la Vulgate, ou Lancelot Graal [2]. Objet de divertissement mais aussi de crainte, ces transformations, dont la nécessité narrative est très variable, permettent d’accentuer l’ingéniosité de Merlin et suscitent étonnement et admiration puis connivence de ceux qui en sont les témoins.
Les transformations de Merlin sont en grande majorité des déguisements humains, et constituent des cas limites de métamorphose si l’on considère qu’à l’origine il est mi-homme mi-démon. Il adopte ainsi plusieurs fois l’apparence d’un vilain, d’un vieil homme, d’un messager, d’un chevalier – la "semblance" d’un homme d’âge ou de statut différent. Mais la "muance" [3] de Merlin en cerf, certes temporaire, va plus loin car elle opère un changement de règne et constitue à ce titre un cas unique dans la série de ses transformations [4]. Le cerf, animal familier de la littérature et de l’iconographie arthurienne, est justement le vecteur d’une symbolique chrétienne qui a pu se greffer sur un fondement celtique et mythologique [5]. Dans le système chrétien, la transformation de l’homme en animal remet en cause la création divine qui fait l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu [6]. La métamorphose animale relève alors du pouvoir diabolique et souligne la puissance de Merlin en tant que magicien qui transgresse les frontières entre l’animal et l’humain. Mais Merlin ne se situe pourtant pas du côté du mal : malgré des origines et des pratiques suspectes, il s’attache à réaliser les plans divins et restaure l’ordre moral, social et politique à la cour de l’empereur romain. Cette transformation spectaculaire donne lieu à des représentations iconographiques particulièrement nombreuses. Elle problématise et met à nu l’intervention dramatique de Merlin dans un contexte géographique et politique distinct de la cour arthurienne. Texte et image se trouvent face au défi de représenter le caractère merveilleux de cette transformation. Alors que les illustrations de Merlin métamorphosé sont nombreuses, le processus de la transformation en cerf n’est jamais illustré. En effet, il affecte l’apparence du personnage, mais ne remet en cause ni son identité ni son autorité. Le masque adopté par le personnage permet de théâtraliser son intervention et donne davantage de poids à ses révélations. Cela s’inscrit dans une perspective heuristique placée au cœur du processus de lecture et d’interprétation puisqu’il s’agit de questionner la semblance des êtres, des choses et des discours, pour éclairer leur senefiance.
Muance et Merveille
La transformation de Merlin est une « merveille » qui comme l’indique son étymologie, mirabilia, provoque un étonnement suivi de crainte ou de fascination. La mise en mots et la mise en images de ce phénomène sont révélatrices de sa réception. Cette métamorphose a une fonction narrative dans l’histoire de Grisandole, jeune fille issue d’une famille disgraciée qui sert l’empereur en se faisant passer pour un jeune homme [7]. L’empereur, trompé par sa femme, qui travestit ses amants et les fait passer pour ses suivantes, fait un songe allégorique que Merlin se charge d’élucider. Or Merlin ne prodigue son aide qu’au bout de transformations et de mises en scènes particulièrement étudiées. Ses révélations provoqueront la mise à mort de l’impératrice coupable et le remariage de l’empereur avec la fidèle Grisandole démasquée par Merlin.
Une métamorphose emblématique : la nature ambiguë de Merlin
La métamorphose dit quelque chose de la nature fuyante de Merlin car elle est conçue au Moyen Age comme attribut soit du diable, créature spirituelle dotée de la faculté de prendre diverses apparences, soit divinités païennes antiques, comme par exemple les transformations de Jupiter. Les esprits démoniaques sont réputés avoir la capacité de prendre toutes les formes et ce talent de Merlin rappelle l’origine problématique de ce personnage né d’une femme et d’un démon incube. Comme le rappelle Laurence Harf, « pour les théologiens du Moyen Age, la croyance à la métamorphose relève des superstitions païennes dont ils déplorent la survivance : elle remet en cause le pouvoir de Dieu » [8]. Comme Dieu a créé l’homme à son image, la modifier est conçu comme sacrilège. La métamorphose est donc satanisée, elle va de pair avec la sorcellerie. Pourtant, dans les œuvres narratives destinées aux laïcs, il semble que la fascination l’emporte sur la condamnation. La littérature narrative recueille ainsi l’héritage païen de la métamorphose par l’intermédiaire des contes populaires dont l’influence se fait particulièrement sentir dans l’histoire de Grisandole. C’est donc moins le caractère néfaste et inquiétant de la métamorphose qui apparaît dans la Suite Vulgate que son apport bénéfique et sa dimension comique. Bien que conçu par le démon comme un antéchrist, Merlin a en effet très tôt choisi d’œuvrer pour le plan divin.
La transformation zoomorphique de Merlin, unique au sein de ses diverses « muances », est cependant emblématique du personnage qui « s’identifie à son animal totem » à l’image des guerriers scandinaves, et qui comme les dieux de la mythologie celte « s’empare des qualités de l’animal dans lequel il se transforme » [9]. Merlin peut ainsi rappeler le dieu cerf : le Cernunnos gaulois [10]. Dans la Vita Merlini de Geoffroy de Monmouth, Merlin est aussi à la tête d’un troupeau de cerfs qu’il mène dans la forêt [11]. Différentes sources mythiques et folkloriques semblent donc être agglomérées dans un épisode qui réunit une matière hétérogène et convoque un imaginaire distinct du reste du roman.
[1] L. Harf-Lancner, Métamorphose et bestiaire fantastique au Moyen Age, Paris, Ecole normale supérieure de jeunes filles, 1985, pp. 3-4.
[2] Le cycle complet a été édité dans The Vulgate version of the Arthurian romances,. édité par H. Oskar Sommer, Washington D. C., Carnegie Institute. 1908-16, vol. 1, L’Estoire del Saint Graal ; 2, L’Estoire de Merlin ; 3-5, Le livre de Lancelot del Lac ; 6, Les Aventures ou la Queste del Saint Graal. La mort le Roi Artus. Texte de référence pour les citations du Merlin et de la Suite Vulgate : Le livre du Graal. I, Joseph d’Arimathie, Merlin, Les premiers faits du roi Arthur, édité par D. Poirion et Ph. Walter ; A. Berthelot, R. Deschaux, I. Freire-Nunes et al., Paris, Gallimard, Bibliothèque de Pléiade, 476, 2001 (=W).
[3] Le texte lui-même parle de « muances » de Merlin car si le terme de « métamorphose » est utilisé pour l’œuvre d’Ovide et sa version allégorique l’Ovide moralisé, son utilisation ne se développe qu’à partir du XVIe siècle. Ovide moralisé : poème du commencement du quatorzième siècle, édité par Cornelis de Boer, Amsterdam, Johannes Müller, 1915-1938, 5 vol. Voir l’article d’H. Naïs : « Pour une notice lexicographique sur le mot métamorphose », dans Poétiques de la métamorphose, dirigé par G. Demerson, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, Institut d’études de la Renaissance et de l’âge classique, 1981, pp. 15-25, et l’introduction d’A. Pairet dans Les mutacions des fables : figures de la métamorphose dans la littérature française du Moyen Age, Paris, H. Champion, 2002.
[4] Christina Noacco distingue dans le polymorphisme de Merlin quatre niveaux de semblance : « le déguisement humain, la régression à l’état sauvage, l’aspect animal et enfin, la dissolution de toute forme dans l’invisibilité » (La Métamorphose dans la littérature française des XIIe et XIIIe siècles, Rennes, PUR, 2008, p. 181).
[5] La figure du cerf est un témoin privilégié de l’assimilation chrétienne du merveilleux païen. Outre le motif de la chasse au cerf blanc dans les légendes celtiques et les textes arthuriens, l’animal tient une place importante dans l’héraldique, l’hagiographie, et les bestiaires. Dès le Physiologus, composé au IIe siècle après J.-C., le cerf devient une allégorie du Christ. Le cerf se présente dans l’iconographie médiévale comme une image du Christ, car la perte de ses bois et leur renouvellement en fait un symbole de la résurrection. Il apparaît aussi comme un envoyé divin, ainsi le Christ en croix apparaît entre les bois d’un cerf à saint Eustache et à saint Hubert. C’est également un cerf qui indique au jeune Dagobert l’emplacement des tombes de saint Denis et de ses compagnons ou qui accompagne saint Gilles dans le désert.
[6] Genèse, I, 26-28.
[7] On retrouve par exemple ce motif folklorique dans la Nuit des Rois de Shakespeare.
[8] L. Harf, Op. cit. p. 4 et ss. Dans la littérature apologétique du Moyen Age et les écrits de saint Thomas d’Aquin, l’importance du thème de la métamorphose montre à la fois les efforts de l’Eglise pour conjurer cette superstition et la vitalité d’une croyance païenne dans l’occident chrétien.
[9] C. Noacco, Op. cit., p. 190.
[10] Philippe Walter, qui parle d’un « Merlin-Protée » rappelle à ce sujet que dans la mythologie celtique, le cerf est un animal funéraire, psychopompe, associé à l’Autre Monde, et étroitement lié au cycle des saisons (Ph. Walter, Merlin ou le savoir du monde, Paris, Imago, 2000, ch. 6).
[11] Le devin maudit : Merlin, Lailoken, Suibhne, textes et étude dirigé par Ph. Walter, Grenoble, ELLUG, 1999. [édition de Geoffroy de Monmouth, Vita Merlini ; Lailoken ou la Vie du Merlin sylvestre ; La Folie de Suibhne].