« Conment Merlin se mua en guise de cerf » :
écrire et représenter la métamorphose animale
dans les manuscrits enluminés de la
Suite Vulgate.
- Irène Fabry-Tehranchi
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Fig. 3. Le Cerf entre dans la ville, 1315-1335
Entre ordre et désordre : un renversement carnavalesque
L’irruption de Merlin métamorphosé en cerf à la cour de l’empereur romain constitue un événement spectaculaire à caractère transgressif qui interroge les certitudes et les valeurs de la cour romaine. Mais le divertissement carnavalesque [22] et les renversements que produit la transformation ont pour fin une restauration de l’ordre social et moral. Ils s’inscrivent dans une perspective de purgation, de rétablissement de la vérité et de châtiment des conduites déviantes. Or c’est paradoxalement le jeu sur les apparences et l’interrogation sur l’identité et le rapport à l’autre, liés à la métamorphose et au déguisement, qui permettent la mise à nu des trahisons et des travestissements à l’œuvre à la cour de l’empereur. La révélation de la senefiance du songe de l’empereur s’opère ainsi grâce aux diverses muances de Merlin qui dévoile la vérité tout en ravivant le mystère par le recours à un discours prophétique et allégorique [23].
L’entrée de Merlin dans Rome : la métamorphose comme spectacle, jeu et divertissement
Si la présentation de Merlin au moment de sa transformation en cerf dans les forêts de Romenie est la seule de ce genre dans le groupe de manuscrits étudiés (l’isolement semblant nécessaire au processus de métamorphose), la deuxième enluminure de BnF fr. 9123 présente un motif que l’on trouve également dans BnF fr. 105 : la représentation de Merlin métamorphosé en cerf et pourchassé par la foule romaine jusqu’au palais de l’empereur (figs. 3 et 4). Or ce n’est pas le même artiste qui se charge des deux enluminures : celle de fr. 105 f. 263 est réalisée par le maître de Fauvel et celle de fr. 9123 f. 227v par le maître de Maubeuge [24]. Cela montre donc la circulation de certains modèles au sein d’un même atelier. Si le même artiste travaille dans deux manuscrits, le programme d’illustrations varie, bien que des éléments puissent être repris d’un manuscrit à un autre. La planification des sujets représentés et du format ou de la disposition des enluminures ne relève sans doute pas de l’enlumineur mais du concepteur du manuscrit et peut-être parfois des souhaits exprimés par le commanditaire. La composition de ces deux miniatures est assez similaire, puisqu’un groupe de personnages poursuit un cerf dressé sur ses pattes de derrière. Dans fr. 105 le cerf s’apprête à entrer dans le palais alors qu’en fr. 9123, il semble ruer devant les portes fermées d’une forteresse dont l’architecture est un peu plus finement représentée. Le parallélisme entre les deux miniatures qui soulignent le mouvement de poursuite du cerf est accentué par la similarité de leurs rubriques :
Comment Merlins se mua en maniere de cerf et s’en ala en la cité de Romme et comment ceuls de Romme le chacierent parmi la vile jusqu’au palais (BnF fr. 105 f. 263).
Ci devise conment Merlin vint à Romme en guise de cerf et conment les gens le dechacent parmi la ville et il s’en entra en la court et monta ou palais (BnF fr. 9123 f. 227v).
Ici est raconté comment Merlin vint à Rome transformé en cerf, comment les habitants le chassèrent à travers la ville et comment il entra dans la cour puis monta au palais.
Alors que dans BnF fr. 105 le cerf dressé sur ses pattes arrières est déjà en train de pénétrer dans le palais, ce qui dramatise le moment crucial du franchissement, dans BnF fr. 9123 f. 227v la miniature double n’est pas subdivisée (contrairement à celle du f. 227), ce qui allonge la scène dont la tension est accentuée par la fermeture des portes du palais, à l’extrême droite de la peinture [25]. Dans cette dernière enluminure, le ciel, ou du moins le fond doré semble s’entrouvrir au-dessus du cerf. Ce détail permet d’accentuer le caractère merveilleux de la transformation de Merlin, de souligner le désordre causé par cet événement dans la ville de Rome, mais aussi d’annoncer les révélations à venir en présentant ce cerf comme une créature magique dotée de pouvoirs extraordinaires. Dans l’ex-Newcastle 937 (fig. 5), Merlin, poursuivi par des chasseurs à cheval, pénètre dans la ville avec un double effet de franchissement, puisque la première porte qu’il traverse est celle du pont menant à la ville. Or c’est bien la foule des Romains à pieds, composée d’hommes mais aussi d’une femme, dans fr. 9123, qui se lance après l’animal. La représentation du cerf faisant irruption dans Rome et la similarité des enluminures concernées confirment la parenté des manuscrits de la BnF.
Merlin n’entre pas dans Rome discrètement mais s’arrange pour provoquer l’émotion populaire. L’impact visuel et sonore de sa métamorphose est formidable :
Lors se feri parmi Rome si bruiant que se toutes les gens le chaçaissent. Et quant li pules le vit si courre, si leva li hus et li cris de toutes pars, si grans c’on n’i oïst mie Dieu tonnant (Pl. 1229-30).
Il s’élança ensuite dans les rues de Rome, comme si le monde entier était à ses trousses. Et quand le peuple le vit dévaler ainsi, des cris et des huées s’élevèrent de toutes parts, avec une intensité telle qu’on n’aurait pas entendu le tonnerre de Dieu.
Cette chasse qui en apparence prend Merlin pour objet lui permet en réalité de dramatiser son arrivée au palais. Exploitant la symbolique de régénération à l’œuvre dans la mue du cerf, la tradition du carnaval et les réjouissances populaires qui l’accompagnent incluent différents rituels liés à la figure du cerf [26]. La chasse urbaine convoque un substrat folklorique et mythique également lié à la pratique du charivari [27]. Les Romains sont à la fois comme participants et spectateurs de la scène, à l’image des serviteurs qui, entendant le vacarme provoqué, « saillent as fenestres del palais » (Pl. 1230).
Quant li huis furent ouvert, li cers sailli fors et s’en tourne fuiant aval la vile. Et la chace conmence aprés lui qui longement dura (Pl. 1230).
Quand les portes furent ouvertes, le cerf bondit à l’extérieur et s’enfuit à travers la ville. Commença alors une poursuite qui dura longtemps.
Merlin sort du palais de la même façon qu’il y est entré. C’est la réversibilité et la dimension à la fois maîtrisée et temporaire de cette métamorphose qui en font un élément divertissement et potentiellement comique. On peut voir dans la métamorphose en cerf un autre des tours par lesquels Merlin s’est fait reconnaître auprès d’Arthur et de son entourage. La dimension carnavalesque de cette métamorphose est liée au caractère excessif de la scène, qui suscite l’agitation populaire. « Si coururent et petit et grant aprés lui a fus et a batons et a toutes armes » (Pl. 1230). La conduite déconcertante du cerf constitue une véritable attraction en ville et dans le palais.
[22] Voir M. Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance (1965), Paris, Gallimard, 1970.
[23] « Figure à mi-chemin entre l’homme et l’animal, le cerf parlant, dont la prophétie est fondée sur le même encodage symbolique que le songe, fait transition entre le songe et l’interprétation par l’homme sauvage, et il constitue un relai narratif et symbolique, tout empreint de l’esthétique onirique » (M. Demaules, « Le prophète et le glossateur : Merlin interprète des songes », Journées d’études 6-7 mai 2004, Gloses et commentaires dans la littérature médiévale, Littératures, 53, Presses de l’Université de Toulouse-Le Mirail, 2005, p. 116).
[24] Alison Stones a montré que les deux manuscrits ont été réalisés dans le même atelier parisien entre la fin du XIIIe siècle et la première moitié du XIVe s. avec la participation du maître de Fauvel (The illustrations of the French prose Lancelot in Flanders, Belgium and Paris 1250-1340. Doctoral dissertation, University of London, 1970, p. 39). Outre le choix des deux mêmes textes, l’Estoire del saint Graal et le Merlin dans leur version alpha, la présentation des premières pages de chaque roman est similaire. Chacune commence par une grande enluminure compartimentée de plus d’une demi-page et comporte en sa marge une série de médaillons. Pourtant, le nombre, la place, le sujet et la réalisation des enluminures diffèrent la plupart du temps dans ces deux ouvrages. Le format par exemple est un élément de divergence entre les deux manuscrits. Il y a deux formats d’enluminures dans fr. 9123 : d’une douzaine de lignes de hauteur, elles s’étendent sur une ou deux colonnes, alors que celles de fr. 105, deux fois plus hautes, elles sont systématiquement d’une largeur de deux colonnes. La différence numérique est aussi importante : il y a 128 miniatures dans fr. 9123 contre 76 dans fr. 105.
[25] Le désordre introduit par le cerf qui rue n’est plus cantonné à la marge du manuscrit, comme dans les Heures de Maastricht, British Library, Stowe 17 f. 205 (produit dans la Meuse vers 1310-1320), mais il apparaît ici au cœur du Merlin et de son illustration.
[26] Voir A. Lombard-Jourdan, Aux origines de Carnaval : un dieu gaulois ancêtre des rois de France, Paris, Odile Jacob, 2005.
[27] Les versions de la chasse au cerf accentuent tantôt son caractère ludique et comique, comme c’est le cas ici, tantôt sa dimension fantastique et terrifiante, comme dans la légende de Diane et Actéon, où le voyeur imprudent, transformé en cerf par la déesse vengeresse, est condamné à être dévoré par ses propres chiens. Dans la chanson de geste des Enfances Guillaume, (fin XIIe – début XIIIe s.), on peut aussi voir une actualisation du mythe de la chasse sauvage dans l’épisode où un cerf poursuivi par des chasseurs monstrueux et une meute enragée surgit au banquet du roi Thibaut. La portée inquiétante de la scène est à mettre en perspective avec l’humiliation du roi, ridiculisé par les enchantements de sa nouvelle épouse qui remet ainsi en cause son autorité. Dans la Suite Vulgate, aux illusions crées par Orable pour manifester sa domination sur son mari et éviter que son mariage ne soit consommé, répond de façon dégradée le travestissement des jeunes amants de l’impératrice dont les manœuvres sont à la fois dénoncées et châtiées par les révélations spectaculaires de Merlin (Voir J. Grisward, « Les jeux d’Oragne et d’Orable : magie sarrasine et / ou folklore roman », Romania, 111, 1990, pp. 57-74 et D. Boutet, « Le rire et la mélange des registres : autour du cycle de Guillaume d’Orange », dans Plaisir de l’épopée, dirigé par G. Mathieu-Castellani, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2000, pp. 41-53.