
« Conment Merlin se mua en guise de cerf » :
  écrire et  représenter la métamorphose animale
  dans les manuscrits enluminés de la
  Suite Vulgate.
      - Irène Fabry-Tehranchi
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Dire et représenter la transformation
      La métamorphose de Merlin en cerf tient une  place exceptionnelle dans l’illustration des transformations du personnage et à  l’échelle du roman tout entier. Dans le Merlin et la Suite   Vulgate, Merlin se livre à une  vingtaine de transformations et de déguisements. Deux tiers de ces passages  sont l’objet d’au moins une illustration. Le même épisode peut être l’objet de  plusieurs enluminures, ainsi BnF fr. 9123 consacre deux miniatures à cette  transformation, ce qui souligne son importance. Or la métamorphose de Merlin en  cerf est numériquement et proportionnellement la plus représentée dans l’iconographie.  Les deux tiers des manuscrits enluminés du Merlin et de la Suite   Vulgate mettent en images l’histoire  de Grisandole, avec une ou plusieurs miniatures, certains pouvant même aller  jusqu’à constituer sur ce sujet de petits cycles iconographiques [12].  Sur la vingtaine de manuscrits qui illustrent l’épisode romain, plus de la  moitié choisissent de représenter Merlin transformé en cerf. Au niveau  diachronique, il semble que la représentation du cerf à la table de l’empereur  soit apparue dès les débuts de l’illustration des manuscrits de la Suite   Vulgate, mais elle continue à  être le type de composition privilégié tout au long du Moyen Age.
        Cette transformation de Merlin est beaucoup plus  illustrée que ses autres « muances » [13],  moins spectaculaires peut-être, dans la mesure où elles relèvent davantage du  déguisement que de la métamorphose. Même les manuscrits les moins illustrés  font une place à cette scène. BnF fr. 110, qui ne comporte au total que seize  enluminures, en consacre deux aux transformations de Merlin en chevalier et en  cerf. Deux manuscrits du XVe siècle, BnF fr. 91 et fr. 96 font  exception : l’épisode romain et la métamorphose de Merlin n’y sont pas du  tout illustrés. Cela témoigne peut-être d’évolutions et de choix  iconographiques différents par rapport aux manuscrits antérieurs, mais si fr. 96  ne représente aucune des métamorphoses de Merlin, fr. 91 représente son  déguisement en vilain.
        Si le texte désigne cette métamorphose comme une  merveille, recourant à des superlatifs absolus avec la présence  particulièrement forte du lexique de la vision, il se montre assez succinct  dans la description de la transformation : 
Lors  jeta son enchantement et se mua en merveillouse figure. Car il devint uns cers  li plus grans et li plus merveillous que nus eüst onques veü, et il ot un des  piés devant blanc et .V. branches en son chief, les greignoures c’onques  fuissent veües sur cerf (Pl. 1229).
Il  jeta alors son enchantement et prit un aspect merveilleux. En effet, il se  transforma en un cerf, le plus grand et le plus extraordinaire qu'on ait jamais  vu : l'une de ses pattes avant était blanche et il portait des bois à cinq  branches, les plus imposants qu'un cerf ait jamais portés. 
Merlin se métamorphose en un cerf de taille exceptionnelle à cinq branches  et au pied blanc, mais les enlumineurs ne se soucient pas de représenter l’animal  décrit avec les précisions indiquées par le texte, puisque ces caractéristiques  ne sont généralement pas prises en compte dans les illustrations. Bonn 526 fait  exception et son enluminure ne reprend pas la traditionnelle arrivée du cerf à  la table de l’empereur puisque l’animal s’entretient simplement avec le  souverain assis sur son trône. L’artiste, attentif aux détails de la  description, représente non seulement la patte blanche du cerf mais il  s’efforce aussi de rendre compte des « cinq branches », bien que le  résultat plastique quitte le champ de la vraisemblance naturaliste. La rubrique  de cette peinture reprend aussi minutieusement les informations textuelles :  « ot un pié blanc et .V. branches el chief » (f. 125) (fig. 1).
        Le pied blanc, généralement négligé par  l’enlumineur, est pourtant un détail important, présent dans Yale 227 f. 252 (Figure  11), car il est un signe de l’appartenance de l’animal  au monde surnaturel. Le motif de la chasse au cerf blanc est souvent l’occasion  d’un passage dans l’autre monde, dans les romans arthuriens, et dans cet  épisode comme dans la mythologie celtique, le cerf « garde le rôle de  médiateur, de guide et de conseiller » [14].  Si la représentation iconographique du cerf est fréquente, la dimension  extraordinaire de la transformation est davantage soulignée par ses  conséquences, l’apparition spectaculaire du cerf à la table de l’empereur  romain, que par l’exhibition des qualités extraordinaires de l’animal ou de la  merveille qui se produit. Ainsi aucun manuscrit du Merlin, même parmi les plus tardifs, ne donne à voir le moment  précis du changement d’apparence ou le passage d’une forme à une autre et  l’hybridité temporaire qui en découle, pourtant illustrés dans certains  manuscrits de l’Ovide Moralisé [15]. La mise en  scène de l’être métamorphosé ou des prodiges réalisés par Merlin ne semble pas  poser problème, mais l’image rend compte principalement de ce qui se passe  après la transformation. Elle se fait sélective puisque c’est le résultat de la  métamorphose, la figuration du cerf, qui prédomine. Ce refus de montrer la mise  en œuvre de la transformation merlinesque s’explique peut-être par un certain  inconfort vis-à-vis du moment transitoire où s’opère le changement. Les  artistes passent ainsi sur l’instabilité d’un processus dont le déroulement est  assez mystérieux pour se concentrer sur la preuve visible des pouvoirs magiques  de Merlin. 
        Dans une position de connaissance, et de  connivence avec Merlin, le lecteur jouit d’un savoir supérieur par rapport aux  personnages du roman. Contrairement aux Romains, il ne se laisse pas prendre  aux apparences qui masquent la véritable nature du cerf. Les rubriques qui  accompagnent les illustrations de certains manuscrits facilitent également  l’identification du cerf. La métamorphose est décrite de façon à insister sur  le décalage entre la forme trompeuse prise par Merlin et son être  véritable : l’apparence qu’il revêt relève du masque [16].  Ainsi le verbe introducteur « se muer », qui indique le changement,  introduit un complément prépositionnel qui fait alterner les substantifs  « manière », « guise » et « forme ». Ces derniers  renvoient à l’apparence extérieure et à la constitution (qui peuvent être  manipulées par le biais du dé-guisement et de la trans-formation) [17].  Une autre version y substitue le verbe « venir » introduisant le  substantif « semblance », qui désigne non seulement l’aspect mais la  ressemblance et suggère par conséquent l’idée d’un écart entre l’apparence et  l’être [18].  La métamorphose est dans ce cas temporaire et réversible, elle n’affecte pas  l’identité de Merlin du fait de la distinction entre le personnage et la forme  qu’il prend. Cette transformation relève donc du déguisement, elle est de  l’ordre du divertissement, même si le recours à ce procédé et le choix  emblématique du cerf font signe vers la nature profonde de Merlin.
        Quelle que soit la scène choisie pour l’illustration de la métamorphose,  la plupart des manuscrits placent l’enluminure en amont de l’épisode auquel  elles se réfèrent, et non au moment précis du texte auquel elle correspond.  Ainsi dans BnF fr. 105, Merlin pourchassé par les Romains pénètre dans le  palais de l’empereur, or cette illustration ne se place pas juste avant la  description de sa course folle, mais au tout début de l’épisode, après que  Merlin a quitté la cour d’Arthur. Il en est de même dans les manuscrits où  Merlin est représenté en cerf devant l’empereur attablé. Cela souligne la  fonction structurante de l’enluminure qui située à l’ouverture de cet épisode,  sert à délimiter et à distinguer différentes sections du texte tout en  anticipant le cours de l’histoire. Dans l’intervalle entre l’image et le texte  de référence, la miniature peut alors être décryptée ou non, en fonction de la  présence des rubriques qui guident la lecture de l’image et assurent la bonne  identification de Merlin en expliquant la métamorphose.
[12] Voir I. Fabry, « Composition cyclique et programme d’illustrations. L’épisode  de Grisandole dans le manuscrit enluminé de la Suite   Vulgate du Merlin, B. L. Add. 10292 », dans Cycle  et collection, Paris, L’Harmattan, Itinéraires et contacts de Cultures, 41,  2008, pp. 213-233.
    [13] Les plus représentées, après la transformation en cerf, sont le déguisement  de Merlin en messager qui demande à Gauvain de l’aide pour Yvonet le Grand et  Yvonet le bâtard (Pl. 1014), son apparition en gardien de bêtes qui déplore la  mort imminente de Sagremor sous les murs de la ville de Camelot (Pl. 988), sa  transformation en chevalier qui invite les jeunes chevaliers retranchés à  Arundel à le suivre et leur permet de secourir la mère de Gauvain (Pl. 1039), ou  encore son déguisement en harpeur à la cour d’Arthur, avant l’arrivée de la  lettre du roi Rion (Pl. 1536).
      [14] C. Noacco, Op. Cit., p.  190.
      [15] Ainsi, dans Lyon, BM 742, deux miniatures seulement présentent les  personnages métamorphosés sous leur nouvelle apparence, dans l’état achevé  auquel leur changement de forme les a conduits, tandis qu’aucune illustration  ne montre le processus en cours, mais ce n’est pas le cas de Rouen, BM 1044 ou  Arsenal 5069. Voir J. Drobinsky, « La narration iconographique dans l’Ovide Moralisé de Lyon (BM 742) », dans Ovide  métamorphosé, les lecteurs médiévaux d’Ovide, dirigé par L. Harf-Lancner, L.  Mathey-Maille et M. Szkilnik. Paris, Presses de la Sorbonne   Nouvelle, 2009, pp.  230-231.
       [16] Cela peut ramener les métamorphoses du personnage problématique de Merlin  et le récit de sa conception dans une interprétation chrétienne du monde  puisque saint Augustin, après avoir évoqué les pratiques magiques et les  métamorphoses racontées par la littérature antique, affirme que si les démons  produisent des illusions susceptibles de tromper les sens, et de troubler la  perception, ils ne peuvent changer véritablement l’ordre du monde créé par Dieu  (Saint Augustin, Œuvres de Saint  Augustin, 36, La cité de Dieu,  édité par B. Dombart et A. Kalb. Paris, Institut d’études augustiniennes, 1960, Livre XVIII, ch. 18).
       [17] Pour des études lexicales plus poussées, voir les  travaux de J. Ducos : « Transmuer, muer, convertir : traduction  et synonymies », Colloque international sur la synonymie tenu à Paris  IV-Sorbonne, les 29 et 30 novembre 2007 [actes à paraître aux Presses  Universitaires de Paris Sorbonne] et A. Pairet, « Parcours lexicographique  : le vocabulaire de la mutacion », Op.  Cit., pp. 20-30.
       [18] Les rubriques accompagnant les  miniatures apparaissent assez tôt dans la tradition manuscrite du Merlin, dans l’échantillon des  exemplaires que nous avons conservé, puisqu’on en trouve dans le manuscrit de  Bonn, daté de 1286, et dans BnF fr. 110, à peine plus tardif, mais elles  semblent accompagner de façon plus systématique les miniatures à partir du début  du XIVe siècle, bien que le manuscrit de New York en soit un  contre-exemple. BnF fr. 105 f. 263 : « Comment Merlins se mua en maniere de cerf ». BnF  fr. 9123 f. 227 : « Ci devise conment  Merlins [...] se mua en guise de cerf moult cornu », cf. BnF fr. 9123 f. 227v et Bonn 526 f. 125. Ex Newcastle 937 f. 237 : « Comment Merlin se mua en fourme de cerf ». BL Add.  10292 f. 160 : « Ensi com [...] Merlins y vint en samblance d’un cherf ». Pour un relevé systématique, voir l’Annexe.
