« Conment Merlin se mua en guise de cerf » :
écrire et représenter la métamorphose animale
dans les manuscrits enluminés de la
Suite Vulgate.
- Irène Fabry-Tehranchi
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Etrangeté et familiarité de la transformation
La métamorphose animale de Merlin accentue l’étrangeté d’un épisode qui par son caractère autonome et les personnages spécifiques qu’il convoque se situe dans un contexte étranger au centre du roman (le royaume de Bretagne et la cour arthurienne) et a pu être considéré comme une interpolation. Le résultat de la métamorphose est facile à représenter visuellement dans la mesure où Merlin prend la forme d’un animal connu et familier. Pourtant, l’artiste doit faire comprendre visuellement le caractère merveilleux du cerf. Cela passe par des mises en situation qui contrastent avec les modalités habituelles de représentation du cerf : on tend à le représenter hors de son environnement sylvestre habituel et dans des positions parfois étranges et inhabituelles.
Différentes stratégies peuvent être mises en œuvre du point de vue iconographique pour donner à voir les modalités de la métamorphose de Merlin. Le fait que le cerf soit dressé sur ses pattes arrière participe de son humanisation.
Lors se drecha li cers et vit que li huis del palais furent clos. Et lors jete son enchantement si que li huis del palais ouvrirent si roidement qu’il volerent en pieces (Pl. 1230).
Alors le cerf se redressa et vit que les portes du palais étaient closes. Il jeta alors son enchantement et elles s'ouvrirent si violemment qu'elles volèrent en éclats.
Ce cerf, doué de parole, est aussi capable d’exercer ses pouvoirs magiques sur les éléments extérieurs, ainsi sa sortie du palais est tout aussi dramatique que son entrée.
La première des enluminures de BnF fr. 9123 (fig. 2) se situe juste au début de l’épisode et fait la jonction entre la cour d’Arthur et le monde romain, elle est d’ailleurs en deux parties et sur deux colonnes au lieu d’une, ce qui lui donne une importance particulière. La bipartition de la miniature accompagne et reflète le procédé de l’entrelacement car elle relie deux dimensions du récit abordées successivement [19]. La distinction et la continuité entre ces passages se lisent visuellement à travers le changement du fond de la miniature. Si en arrière plan les motifs diffèrent, du fond quadrillé au fond à fleurs, l’utilisation de la couleur rouge rehaussée de blanc donne une certaine homogénéité aux scènes réunies dans le même encadrement bleu. L’enluminure vaut donc comme équivalent ou renforcement du procédé de l’entrelacement, renforcé par la rubrique qui en reprenant les mêmes thèmes et les mêmes formulations participe également à l’union des deux passages. Cela permet de présenter de façon relativement didactique la métamorphose de Merlin qui apparaît d’abord sous sa forme humaine puis sous l’aspect d’un cerf.
Rubrique : Ci devise conment Merlins se parti du roys Artus et s’en ala es forest de Rommenie où il se mua en guise de cerf moult cornu
Ici est raconté comment Merlin quitta le roi Arthur et partit dans la forêt de Romenie où il prit la forme d'un cerf très cornu.
Miniature
Texte : Or dist li contes que si tost come Merlins se fu partis du roy Artus, il s’en ala es forest de Rommenie... (BnF fr. 9123 f. 227).
La miniature permet de faire la transition d’un passage à un autre, de clore le passage précédent et d’ouvrir le suivant, elle a une valeur à la fois analeptique et proleptique. A cet endroit du texte, seules les forêts de "Romenie" [20] sont mentionnées, mais la rubrique prépare le lecteur à la transformation de Merlin. Cette dernière intervient après le récit des infidélités de l’impératrice, du travestissement d’Avenable, et du songe de Jules César. La transformation elle-même n’est jamais représentée mais cette image est celle qui s’approche le plus du moment de la métamorphose en montrant ce qui la précède et ce qui la suit immédiatement.
Métamorphose animale et figuration allégorique : la découverte du sens
Sous ces allures de divertissement gratuit, le texte donne en fait la mesure du pouvoir et de la connaissance de Merlin, il illustre sa maîtrise du cours de la narration. Merlin joue à différer ses révélations et ménage le mystère. La métamorphose de Merlin en cerf précède sa transformation en homme sauvage qui délivrera à son tour des prophéties allégoriques. La figuration animale sert donc à la fois dans le domaine du rêve (l’impératrice y était apparue sous la forme d’une truie accompagnée de dix louveteaux, représentant ses amants), de la prophétie et de la réalité afin de dévoiler la vérité. Les réflexions finales de Grisandole concernant la nature du cerf offrent un modèle d’interprétation des événements de la narration. Le jugement qui tend à extraire leur senefiance est ainsi emblématique de la démarche de production du sens que le lecteur doit également appliquer.
Et Grisandoles monta sor un cheval, si pensa molt a ce que li cers li ot dit, et dist en son corage que ce est choses esperitex qui l’apela par son droit non, si dist que ce ne puet estre que de cesti chose ne viengne grant senefiance (Pl. 1232).
Grisandole se mit en selle et réfléchit beaucoup à ce que le cerf lui avait dit. Il se dit en son for intérieur que c'était une créature spirituelle qui l'avait appelé de son vrai nom et conclut qu'assurément, cette aventure aurait une grande signification.
La nature du cerf est ainsi partiellement élucidée : chose « spirituelle », il est ainsi doté de la capacité non seulement de parler mais aussi de penser, et sans doute d’une « âme ». Il apparaît comme une créature bénéfique puisque son intervention suit immédiatement les prières de Grisandole, et il dispose en outre d’un savoir extraordinaire puisqu’il a reconnu son identité. Il y a donc un phénomène de double reconnaissance, bien que les déductions de Grisandole restent partielles. Le lecteur à qui les subterfuges de l’impératrice et le déguisement de Grisandole ont déjà été exposés est encouragé à ne pas se fier aux apparences, tandis que les protagonistes du récit découvrent progressivement la vérité.
Même sous la forme d’un cerf fougueux, Merlin se présente donc comme une figure d’autorité qui non seulement se déplace à sa guise, mais porte aussi une parole impérative dont les avis ne sont pas contestés. Sa parole est à sens unique : devant l’empereur comme devant Grisandole, le cerf se contente d’admonester et de commander, et sitôt ces injonctions données, il disparaît, ne laissant pas à son interlocuteur la chance d’interroger ou de contester ses déclarations. Il se pose comme l’unique détenteur des solutions à la situation présente, connaissant avec certitude ce que réserve l’avenir :
« Laisse ester ton penser car ne trouveras qui te die t’avision ne le despondes devant ce que li [h]ons sauvages te le certifiera et pour noient i penseroies plus » (Pl. 1230).
« Quitte tes pensées car tu ne trouveras personne pour expliquer et interpréter ton songe avant que l’homme sauvage ne te révèle la vérité et c’est en vain que tu continuerais d’y réfléchir ».
« Et vous serrés un poi long del fu, et ne doutes mie, car li hom sauvages vienra sans faille » (Pl. 1231-32).
« Eloignez-vous un peu du feu et ne craignez rien car l’homme sauvage viendra sans faute ».
Ses apostrophes ne prennent pas du tout en compte la qualité de celui à qui il s’adresse. Bien que le cerf s’agenouille devant l’empereur, il l’interpelle avec véhémence : « Julius Cesar, a coi penses tu ? » et tire de sa rêverie celui qui est si « pensis » que personne n’osait le déranger [21]. L’autorité de l’animal souligne les limites de la transformation en cerf qui ne sert que de façade spectaculaire au personnage de Merlin. Sa maîtrise de la métamorphose le rend particulièrement apte à interpréter le récit onirique de l’empereur et à lui-même produire un discours prophétique qui nécessite également une glose allégorique.
[19] La formule d’autorité « Or dit le conte » masque l’action de l’auteur ou du narrateur et revient sur les lieux et les personnages quittés précédemment pour servir de transition vers un épisode situé sur le continent, bien qu’il continue à mettre en scène la figure de Merlin.
[20] Comme l’indique la note de l’édition Pléiade, le terme "Romenie" est ambigu : les mentions de Jules César et de Rome évoquent l’Empire Romain d’Occident, mais ce nom est aussi utilisé pour désigner le territoire conquis par les Croisés en 1204 : l’Empire Latin de Constantinople, qui chute en 1261. Dans tous les cas, cette référence témoigne d’un déplacement par rapport à la géographie traditionnelle du roman arthurien breton, ce qui va de pair avec la dimension atypique et la relative autonomie de l’épisode de Grisandole.
[21] « Et lors avint que li empereres chaï en un fort pensé del songe que il avait veü en son dormant. Et quant li baron li virent penser, si lor em pesa il molt et furent tot coi taisant et muet, n’en i ot un seul qui osast mot soner, car a merveilles cremoient l’emperaour a courecier » (Pl. 1229). Or c’est bien à ce résultat qu’aboutit Merlin : « Et quant l’empereres vit que li cers n’estoit retenus s’en fu molt coureciés » (Pl. 1231).