En effet Ruth engendra Jobed de Booz, Jobed engendra Jessé, Jessé le roi David et le roi David Salomon, avec Bethsabée. Comme on voit, à partir de deux épouses irrégulières (Rahab et Ruth) et d’un enfant unique (Jobed) les choses se précipitent sur une troisième irrégulière (Bethsabée) mère de Salomon, et à peu près le seul homme dans toute la Bible à se prévaloir d’un savoir solide sur la maternité. Comment ne pas imaginer que c’est auprès de Bethsabée, sa mère, que Salomon aura appris ce qu’était une mère. Soutenant l’objet de son fameux jugement, ce savoir nous pouvons le résumer ainsi : une mère préfère toujours que son enfant soit entier et vivant avec une autre femme qu’elle, plutôt que divisé et mort entre elles deux, mais on pourrait tout aussi bien inverser la proposition et retomber sur un savoir équivalent. Question de « point de vue ».
Transgressant quatre fois les lois de la lignée jusqu’à Marie incluse, tout s’achemine donc vers le constat que, contrairement à ce que pensait Augustin, « la mère est cause de l’enfant » à condition d’endosser la « longue suite de séparations douloureuses » qui consistera à renoncer à son regard. Inversement, sur le plan de la parole, le mutisme est l’héritage de Joseph qui, à peu de choses près n’y étant pour rien, sait mieux que quiconque à quoi s’en tenir de ce que parler veut dire. Si les non dupes errent, un père sédentaire est toujours en passe d’avoir été dupé. Lorsque, après avoir caressé l’hypothèse de la répudiation et que, contrairement à Zacharie, Joseph s’en remet à la parole de l’ange (« garde la avec toi »), nous pouvons considérer qu’il n’aura plus jamais rien à dire, ni à voir. Les peintres n’en retiendront que la « perplexité ». Or, et à condition d’en souligner toutes les médiations intermédiaires, la jonction devait s’opérer là où ces deux exigences se rejoignaient et où ces deux tableaux n’en feraient plus qu’un seul : c’est très exactement le cas chez Sofonisba Anguissola.
La Vierge est étrangère au miroir puisqu’elle même est miroir et mieux que cela, « miroir sans tache » (sine macula). Le miroir est ici métaphore de l’absence du rapport sexuel qu’il dépasse – puisqu’il élimine la tache (péché) originelle – tout en le déplaçant, puisque son résultat est identique. A la place du miroir ovale, Marcia pourrait donc tenir dans sa main gauche un portrait de la Vierge, mais sans l’enfant puisque l’enfant c’est elle, et qu’ici un autoportrait « à l’enfant » était probablement impossible. Tenant dans sa main un portrait de la Vierge, soit elle se peint elle-même sous les traits de la Vierge, soit elle peint la Vierge sous ses propres traits, mais à nouveau c’est indécidable. Il nous faut donc éliminer à la fois le miroir et le portrait comme substituts adéquats du « Je » que le premier réfléchirait. Si l’analyse précédente était juste, la première faille tomberait et nous retrouverions Thamar, mais qu’en serait-il de la deuxième faille ?
Chez Marcia, cette faille s’articulait autour de la « bouche cousue ». Il faut croire que chez Thamar elle s’articule autour du surgissement de l’enfant. Pas plus qu’un autoportrait « à l’enfant » n’était concevable, un portrait de l’enfant ne l’était, et ce n’est pas la meilleure hypothèse : c’est la seule. Etre mère et être femme sont deux choses différentes. C’est le lien seul qui compte ici au point que l’on pourrait envisager de réinterpréter toute l’iconographie de la « Vierge à l’enfant » comme l’unique procès de son dénouement progressif. Si Thamar ne ressemble pas à la Vierge qu’elle peint, comme Marcia ne ressemble pas à elle-même, c’est uniquement dû à ce que l’enfant est là, lequel permet de délier la langue, mais sans un mot, puisqu’il est le Verbe incarné. Le seul trait spécifique de l’évolution sexuelle de la fille résidant « dans l’orientation de son désir vers un objet d’un autre sexe que celui de la mère » [34] le seul objet dont il puisse s’agir est l’enfant, à condition qu’il soit de sexe masculin. Dans ce cas, on en conclura que la mère devrait regarder l’enfant qui devrait regarder la mère. Or c’est exceptionnel : prenons la plupart des Vierges à l’enfant que nous connaissons à condition qu’ils soient seuls dans l’image : l’enfant détache ses yeux de sa mère, alors que la mère ne peut détacher ses yeux de l’enfant. Ce détachement c’est le premier pas de ce que l’on désignait plus haut comme un procès de séparation, lequel ne peut être que le procès de séparation de la parole d’avec l’image. Notons que nous sommes ici à l’orée du langage mais que jusqu’à maintenant pas un mot n’a été dit et, bien que nous soyons à l’orée de la chose dite, il serait probablement abusif de nouer le modèle de cette « séparation » sur le trait unaire de l’algorithme saussurien
[35]. La preuve en est que l’image peut aller plus loin encore, et franchir la barrière du langage – c’est à dire le seuil du symbolique noué sur le rapport à l’autre – sans forcément ajouter un mot à ce qui jamais ne sera dit ni proféré. C’est le cas dans l’autoportrait de Sofonisba où le « baiser sur les lèvres » suture l’image de l’un sur celle de l’autre, les yeux dans les yeux, et sur l’impossibilité pour chacun de dire un mot. C’est le seul exemple dont le prototype, nous l’avons dit, remonte à la Vierge de Cambrai.
Dans la chrétienté, la possibilité de l’image n’est suspendue qu’à une seule chose : le fait que le verbe se soit « incarné », ou qu’il ait pris corps en faisant l’économie du coït. Il y a un lien étroit entre le corps et l’image. Dans le cas contraire, la chrétienté aurait probablement suivi la voie des deux autres monothéismes : celle de l’interdit (Georges Didi-Huberman). Mais à cela il faut ajouter que celui qui l’incarnait se devait de transmettre une parole sans jamais écrire un seul mot.
Dans la miniature de Thamar, l’enfant regardait le peintre qui regardait l’enfant alors que la Vierge paraissait le regarder et cela venait subvertir l’image propre de Marcia ne pouvant à la fois se regarder dans le miroir et dans le portrait qu’elle faisait d’elle-même, nous faisant dire que quelque chose clochait. Bien qu’Anguissola fasse son autoportrait, elle a abandonné le miroir et bien qu’elle peigne la Vierge à l’enfant, elle nous regarde. Ce regard qu’elle nous porte est la contrepartie exacte du regard que la mère porte sur l’enfant et l’enfant sur la mère, quasiment les yeux dans les yeux et rivés l’un à l’autre. Et il y a mieux encore puisque la mère embrasse son enfant sur la bouche – et que donc ses mots ne peuvent être que les siens – mais cela ne durera pas.
Nous pouvons donc revenir maintenant sur les deux miniatures dont nous disions que quelque chose y « clochait » de ne pouvoir faire le lien de l’une à l’autre. Structurée sur une double division du Sujet (la femme-peintre) dans la trajectoire nous conduisant du miroir au tableau et du tableau vers l’enfant comme nous serions allés de l’image à la parole, s’étonnera-t-on d’apprendre qu’elles aient été peintes par un homme et – très probablement – par le Maître dit « du couronnement de la Vierge » ? Pour le Christ nous le savons, l’orthodoxie stricte voulait qu’il ait fait l’économie d’un rapport à la chose écrite au point que le représenter avec un livre à la main ait pu passer pour une marque d’hérésie : c’est la thématique de la « science infuse ». Quant à la parole, la première rupture de Jésus avec sa mère (douze ans) sera pour aller confondre les docteurs du temple par sa parole et, à sa mère qui lui en fera grief, il ne trouvera rien d’autre à lui opposer que feindre de croire qu’elle n’ait pas su qu’il fallait qu’il s’occupât « des affaires de son père ». Et que voudraient nous montrer ces femmes en fin de compte – à faire nôtre la perplexité de Joseph, puis celle de Freud – sinon en dire le moins possible et que tout se passe dans (ou par) l’image qu’elles désireraient donner d’elles-mêmes, sans phrases et au risque de s’y perdre ?
En partant de saint Luc – écrivain, portraitiste supposé de la Vierge à l’enfant et patron de la corporation des peintres – et en interrogeant une dizaine de toiles dans lesquelles le peintre s’est représenté lui-même en saint Luc peignant la Vierge, nous avons essayé de suggérer que les rapports entre texte et image pourraient bien s’articuler sur la différence des sexes. Nous n’avons pas abordé la question de manière frontale mais on sait que – par un détour inattendu de sa pensée – Jacques Lacan considérait que « il n’y a pas de rapport sexuel chez l’être parlant », allant jusqu’à ne le faire subsister « que d’un impossible à écrire »
[36].
Les positions sexuées en effet sont ambiguës et vacillantes, rarement concluantes et ne vont pas sans difficultés, tâtonnements, voire symptômes, ni sans malentendus. C’est tout l’aspect problématique – sinon impossible – de ce rapport, dans la mesure où il soulignerait une impasse radicale dans l’ordre du symbolique. Mais pourquoi ne pas l’aborder de biais et par le biais de l’image ? Il y faudrait donc un détour : « le visage de face est parfois aveugle, masque schématique tourné vers le spectateur, mais dépourvu de regard qui le pénètre » [37]. Le problème porte donc sur ce qu’on entend par rapport et comment on peut le distinguer de la relation, voire d’une simple connaissance. La nor(me) mâle, serait-ce là tout ce que nous pourrions espérer ?