Autoportraits de l’artiste en saint Luc
peignant la Vierge

- Gilbert Beaugé
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Fig. 4. N. Régnier, Saint Luc, 1618


Fig. 5. F. Floris, Saint Luc, 1556

      Les deux premiers étaient debout, les deux suivants sont assis. Assis derrière sa table de travail dans un imposant fauteuil de bois et de cuir clouté, la palette dans la main gauche, le pinceau dans la main droite reposant à même la toile, qui elle-même est posée sur un plan incliné, Nicolas Régnier nous regarde encore mais ce regard a baissé en intensité et s’est plongé dans le vague (fig. 4). Derrière lui, la tête du bœuf a surgi qui confirme le titre, mais dont El Greco – dix ans plus tôt et avec le même titre – faisait l’économie. Or, et quoiqu’il eût été possible au moins de le suggérer, on ne discerne plus ce qu’il peint. Nous croyons voir une tache de couleur claire, peut-être une feuille morte, mais pas de Vierge à l’enfant. Le titre ici et donc la lettre (saint Luc) nous permet de faire le lien avec El Greco, comme la Vierge nous permettait de faire le lien entre El Greco et Anguissola, ce qui nous donne à supposer qu’il peint une Vierge à l’enfant, mais nous n’en sommes pas certain. Un autre lien pourrait peut-être s’établir, mais il est si fin et ténu que nous nous surprenons à hésiter : El Greco tenait un livre dans ses mains qu’il nous présentait frontalement ; Régnier n’est pas assis derrière un chevalet comme Anguissola se tenait debout derrière lui ; pour peindre, il s’est placé derrière le pupitre d’un écrivain. Cette notation n’aura pas échappé à Anne Marie Lecoq : « Nicolas Régnier place Luc dans le fauteuil et devant le pupitre de l’écrivain, sur lequel le panneau de bois où le saint commence à peindre occupe la place du livre » [19]. Chez El Greco et à l’intérieur du livre, l’image peinte se juxtaposait à la page écrite ; chez Régnier, le tableau « prend la place » du livre ou encore se substitue à lui, de même que son pupitre s’est substitué au chevalet d’Anguissola. Enfin – à supposer qu’il peigne la Vierge à l’enfant – c’est elle qui maintenant occupe la place du spectateur.
      Avec l’autoportrait de Frans Floris (fig. 5), nous avons cette première surprise que – dans la seule toile à se désigner comme « Saint Luc peignant la Vierge » – toute trace de la Vierge a disparu. Ici le peintre nous fait face, assis dans un fauteuil d’osier, palette et pinceau en main, il a tendu la jambe gauche qui repose sur les pattes du bœuf, installé au premier plan et vaguement incongru, mais qui permet de faire le lien avec Régnier. Comme le remarque à juste titre Réau « l’échine du bœuf couché sert à Luc de chevalet », mais le chevalet est disposé de telle sorte que nous ne voyons plus que l’envers de la toile. L’emblème de l’écrivain cependant sert de support à l’activité du peintre et cela nous renvoie à la longue série d’images représentant saint Luc écrivant son évangile sur le dos du bœuf, ce dernier lui servant de pupitre. Dans ce cas, il n’y a pas eu substitution, mais condensation : par le truchement du « symbole » (le bœuf), l’instrument de l’écriture (le pupitre) et celui de la peinture (le chevalet) viennent se conjoindre et quasiment se superposer.
      La deuxième surprise, alors que nous nous attendions à ce que Frans Floris apparaisse sous les traits de saint Luc, est sa dérobade. Le peintre apparaît bien, et il s’agit bien d’un autoportrait, mais il apparaît sous les traits de l’apprenti ou du broyeur de couleurs qui, derrière lui, l’assiste dans sa tâche. Nous sommes en 1556 ; bientôt ce personnage va disparaître mais, opposant la maîtrise picturale – qui est « cosa mentale » – aux tâches subalternes et manuelles, il pourrait bien spécifier – en la dédoublant – cette condensation que nous notions à propos de l’écritoire et du chevalet.
      Nous pouvons donc revenir maintenant à la figure du maître. Le peintre se dissimulait sous les traits de l’apprenti. Les traits du maître – se substituant à ceux de saint Luc – dissimulent maintenant ceux de Pieter Aertsz (ou Aertsen 1508-1575), l’aîné de Floris (1515-1570), connu notamment pour ses « images dans l’image » [20]. Bien que reconnu par tous comme le chef de file de l’école « romaniste » depuis son retour d’Italie – Floris aura voulu lui rendre hommage à moins qu’il ne le désigne par là, comme le prétendant légitime à la présidence de la guilde d’Anvers. Dès lors les signes peuvent essaimer dans l’espace de la toile : disparition de la Vierge à l’enfant, et donc de la figure de la mère comme thème régulateur de « l’image dans l’image », hommage au maître de « l’image dans l’image » (scène religieuse dans une nature morte), dédoublement et effacement maître/élève, intellectuel/manuel autour de la figure du substitut du père (Luc) et substitution du chevalet à l’écritoire. Tous ces éléments convergent vers un effacement de la trace écrite qui paradoxalement rejoint l’autoportrait d’Anguissola, mais avec une débauche de moyens qui s’y oppose totalement tout en permettant d’y revenir.
      Il faudrait pour s’en convaincre aborder le foisonnement des détails. Evoquons simplement cette plume d’oie au premier plan (instrument de l’écriture) mais qui côtoie une brosse et que l’on retrouve, à l’arrière-plan près des mains du broyeur dans une coupelle contenant des couleurs. Mentionnons les feuilles de papier – mais vides – qui dépassent de l’étagère, les quelques livres, tous fermés, que l’on y trouve ; ce carreau de fenêtre duquel ne provient aucune lumière, mais qui ressemble au dos d’une lettre cachetée, en partie occulté par un rideau. Et jusqu'à cet écusson sur le front du bœuf – à peu près strictement inintelligible – mais qui ici semble faire emblème de se répéter trois fois de suite en trois écussons blancs, ou vides d’image et sans aucune indication que l’on traduirait en texte. On sait que l’emblème a été le seul type d’image à associer aussi étroitement un texte à une image de manière toujours strictement biunivoque [21]. De manière étrange, au premier plan, la jambe gauche allongée du peintre vient croiser la patte gauche allongée du bœuf, sanctionnant cette disparition d’une croix, tout en nouant la complicité de ces trois regards qui convergent sur nous.

 

Dire et montrer

 

      Avec les regards, oublions momentanément les intitulés. Que la Vierge à l’enfant disparaisse totalement ou qu’elle soit seule à se maintenir, seul un détail ou deux nous auront permis de passer d’un tableau à l’autre, les autres s’agglutinant pour ainsi dire autour de celui-ci : de la Vierge à l’enfant d’Anguissola à celle d’El Greco ; du livre d’El Greco au pupitre de Régnier, du pupitre de Régnier au chevalet de Floris, mais rien de Floris à Anguissola. Tout pivoterait donc autour de la toile d’El Greco dans le sens d’un effacement progressif de la trace écrite ou des attributs de l’écrivain. La logique de l’autoportrait n’est pas seule en cause ; mais ces regards qui tentent de capter le nôtre, ces regards qui silencieusement chercheraient une approbation muette, et ces intitulés dont nous commencions par faire observer que – à l’exception d’Anguissola – ils délimitaient les contours d’une imposture, y seraient-ils pour quelque chose ? Essayons de relier tous ces fils et de questionner le miroir en ayant en tête ce que l’autoportrait de Gumpp mettait en évidence.
      Partons de ces deux toiles en apparence les plus éloignées puisque nous ne trouverions pas de voie de passage de l’une à l’autre, sinon sous l’angle d’un effacement de ce que nous y recherchions (la trace de la lettre). A quelques années près, elles sont strictement contemporaines. Dans un cas, le peintre (une femme) nous regarde, nous dit qu’il s’agit de son autoportrait et nous voyons qu’elle peint une Vierge à l’enfant ; dans l’autre le peintre (un homme) nous regarde, il nous dit que quelqu’un d’autre que lui (Luc) fait la même chose que la première (peindre la Vierge) mais nous ne voyons pas ce qu’il fait, et il ne nous dit pas qu’il s’agit d’un autoportrait. Qui croire, ou que croire de ce que nous voyons (dans l’image) et/ou de ce qui nous est dit (dans le titre) ? Très curieusement, et à chacune des extrémités où la question se pose, nous retrouvons ce dilemme et cette torsion du texte sur l’image qui se donne à nous comme quelque chose d’indécidable.
      Supposons, contre toute évidence, que dans le premier cas (Anguissola) nous ne puissions pas en croire nos yeux. En toute rigueur cette femme peint une femme assise, adossée à une colonne, et embrassant sur les lèvres un petit enfant tout nu qui se tient debout auprès d’elle, sur sa droite. Nous croyons au-dessus de sa tête reconnaître une auréole de lumière. Dans le meilleur des cas, il s’agirait donc d’une « Sainte femme assise, adossée à une colonne... » etc. mais pas encore de la Vierge. Dans le second cas (Floris) nous ne voyons pas ce que fait le peintre, mais allons nous croire ce qu’il nous dit ? Pour le coup, et ici l’évidence milite en notre faveur, ce serait aller à l’encontre de toute évidence. Si sur le premier mot (saint Luc) déjà il ment, pourquoi penserions-nous qu’il dit la vérité sur le troisième (la Vierge) même s’il a l’air de confirmer le second (peignant) ? Nous voyons en effet que quelqu’un peint, mais nous savons maintenant que ce n’est pas saint Luc, alors pourquoi penser qu’il puisse s’agir de la Vierge ? Tout n’indique pas le contraire, mais rien n’indique que ce soit le cas et, si c’était le cas, pourquoi nous le dissimuler ? N’a-t-on pas le sentiment ici que l’image – ou plus exactement que l’absence d’image – n’est là que pour couvrir ce que le titre déjà nous dérobait ? La Vierge n’apparaît plus, elle disparaît.

 

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[19] A.-M. Lecoq, Op. Cit., p. 76.
[20] La toile de Floris (1556) se trouvait dans « l’ancienne chambre des peintres » d’Anvers où le visage de Luc représentait celui de Pieter Aertsz. Voir V. Stoïchita, L’Instauration du tableau, Genève, Droz, 1999, pp. 17-27.
[21] Sur ce point, voir A. Henkel et A. Schöne, Emblemata. Handbuch zur Sinnbildkunst des XVI. Und XVII., Jahrhunderts, Stuttgart, 1967.