Mieux connu comme rédacteur du troisième évangile, mais également des Actes des Apôtres, saint Luc – comme chacun sait – fut à la fois écrivain et peintre. Assez rapidement on reconnaît en lui le portraitiste de la Vierge et c’est à ce titre, bien avant que la légende ne tombe progressivement en désuétude à partir de la fin du XVIIIe siècle, qu’il patronnera la corporation des peintres. Une des premières toiles majeure nous présentant Saint Luc peignant la Vierge est probablement celle de Van der Weyden (1439) ; une des dernières, celle de Mignard (1695). Dans l’intervalle, nombreux sont les peintres qui aborderont le sujet et il s’agit toujours d’un « tableau dans le tableau ». Nous nous intéresserons ici à cette catégorie particulière de toiles dans lesquelles (homme ou femme) l’artiste aura présenté saint Luc sous ses propres traits, compte tenu du traitement qu’il aura réservé à cette scission qui caractérisait son modèle : l’écrivain d’un côté, le peintre de l’autre. Pour cela, nous serons particulièrement attentif à la distribution des objets – et notamment du miroir –, à l’agencement et à la distribution des regards ainsi qu’aux alternances face/profil.
Enjeux de l’autoportrait
On sait les abus auxquels aura donné lieu l’identification d’un autoportrait lorsqu’il ne s’avouait pas comme tel, toute la difficulté portant justement sur les mécanismes picturaux de l’aveu, ou du déni. Il est remarquable que la plupart des saints Luc peignant la Vierge aient été identifiés comme des autoportraits inavoués, même si c’était faux – alors que c’est très souvent le cas – et qu’il y ait eu dans cette affaire quelque chose d’inavouable. Si pour certains peintres, le doute subsiste encore, pour d’autres – et pas des moindres – la question est définitivement réglée. Les saints Luc de Van der Weyden, Dirk Bouts, Niklaus Manuel Deutsch, Jan Gossaert, Lancelot Blondeel etc. sont tous des autoportraits avérés, bien qu’inavoués. Anne-Marie Lecoq qui s’est penchée attentivement sur la question maintient cependant l’incertitude : « La plupart des saints Luc du Nord, aux traits fortement individualisés, sont probablement des autoportraits » [1]. L’argument du trait « fortement individualisé » n’est pas déterminant – d’où l’hésitation – mais il touche au plus juste en soulevant pour le peintre, la question de sa propre ressemblance lorsqu’il s’identifie à Luc, celle de la ressemblance de Luc et même celle de la ressemblance de la Vierge avec l’effigie que les épigones de Luc – sous l’emprise de la lettre – en auront inventée. L’enfant, on le sait, ne ressemble à rien d’autre qu’à un enfant.
Pour peu que l’on soit exigeant sur le chapitre de la ressemblance, faire son propre portrait en le donnant comme le portrait d’un tiers (saint Luc) que l’on ne connaît pas, et qui lui-même ferait le portrait d’une femme que personne n’aura jamais vu non plus (la Vierge), tout cela ne va pas de soi et se heurte à des questions de convenances et de disposition.
C’est une obsession constante – tout au long du Moyen Age – que de savoir à quoi s’en tenir sur les apparences de la Vierge. Comme l’indique M. Baxandall, « en dépit de portraits putatifs par saint Luc, il était de tradition de débattre de son apparence » [2]. La question est d’autant plus préoccupante qu’un double risque y est associé : celui d’une confusion toujours possible des personnes et donc du message que leur image est susceptible de véhiculer, notamment du profane vers le sacré. C’est ce risque qu’exprime assez bien Alcuin :
Représentez-vous dit Alcuin, une femme tenant son enfant sur ses genoux. S’il n’y a pas d’inscription, comment savoir si elle représente la Vierge avec le Christ ou Vénus avec Enée, Alcmène avec Hercule, Andromaque avec Astyanax ? On vous fait voir l’image de deux belles femmes ; elles ont les mêmes traits, sont peintes avec les mêmes couleurs, traitées dans la même matière. Sans inscription, pas moyen de savoir si l’une représente Marie, et l’autre Vénus [3].
Dans de nombreuses circonstances, l’inscription (titulus) doit suppléer à la défaillance de l’image et l’écriture la pourvoir de ce qui lui fait défaut. Or tout l’effort des peintres va consister à faire l’économie de ce supplément. De là toute une tradition attentive à codifier et à conventionnaliser les physionomies de chacun, la disposition des figures et la signification de leurs gestes, les carnations etc. Le guide de la peinture du Mont Athos ou Hermeneia qui date du XVIIe siècle, mais qui nous transmet une tradition qui sur ce point aura très peu variée, est extrêmement précis : « La très sainte Vierge était d’une taille moyenne. Plusieurs assurent qu’elle avait aussi trois coudées, le teint couleur de blé, les cheveux bruns ainsi que les yeux. De beaux yeux et de grands sourcils, un nez moyen et de longs doigts » [4]. Signe que quelque chose n’est pas encore définitivement joué, et qu’il convient d’en stabiliser les contours, on est de plus en plus précis au fur et à mesure que l’on remonte dans l’histoire et les textes, ultérieurement, se reprennent et se font écho mutuellement, « à la lettre ». Nicéphore Calliste [5] par exemple la présente ainsi :
sa façon de se tenir et le type de ses traits et de sa taille ont été les suivants : elle était en tout honnête et grave, parlant très peu, et seulement de ce qui est utile, disponible pour écouter et fort aimable, témoignant à chacun du respect et des égards ; d’une taille moyenne, bien qu’il y en ait pour dire qu’elle dépassait un peu la moyenne. Elle faisait preuve envers les hommes d’une liberté de parole pleine de discrétion, sans éclats de rire, sans trouble et surtout sans penchant à la colère. Son teint rappelait le froment, ses cheveux étaient blonds, son regard pénétrant avec des iris plutôt clairs semblables à la couleur de l’huile, les sourcils noirs arqués discrètement, le nez allongé, les lèvres épanouies, et la parole pleine de douceur, la figure ni ronde ni pointue, mais un peu allongée, les mains et les doigts effilés. Enfin, elle était dépourvue de toute coquetterie, simple, apprêtant le moins possible son visage. Sans mièvrerie, elle cultivait une incomparable humilité, portant avec modestie des vêtements de sa propre confection, elle se contentait de couleurs simples (...). Pour le dire en un mot, toute sa personne était divinement empreinte de beaucoup de grâce [6].
Or, Nicéphore Calliste ne fait que reproduire « mots pour mots » la description qu’en donnait déjà Epiphane [7] quatre siècles plus tôt, et que reproduira Molanus trois siècles plus tard [8].
[1] A.-M. Lecoq, La Peinture dans la peinture, Paris, Adam Biro, 1987, p. 125.
[2] M. Baxandall, L’Œil du Quattrocento, Paris, Gallimard, 1985, p. 91.
[3] Esto imago Dei genitricis, cité par de Bruynes, Etudes d’esthétique médiévale, De Tempel, Bruges, 1946, t. 1, p. 283.
[4] Didron, Manuel d’iconographie chrétienne grecque et latine, ou guide de la peinture, traduit du manuscrit byzantin par le Dr Paul Durand Paris, Imprimerie royale, 1845, p. 423, cité par Edgard De Bruynes I, Op. Cit., p. 286.
[5] Nicéphore Calliste, moine et historien grec, mort vers 1350, a laissé entre autres ouvrages, une Histoire ecclésiastique en 23 livres, qui va jusqu’à l’an 610 et qui a été publiée par Fronton du Duc, Paris, 1630, 2 vol. in fol. trad. latine de Lange.
[6] Nicéphore Calliste, Histoire ecclésiastique, 1. II, chap. 43. PG 145, col. 815c-818a.
[7] Epiphane, surnommé le scolastique, dénomination qui signifiait alors jurisconsulte, vivait en Italie vers l’an 510. A la demande de Cassiodore, il traduisit du grec en latin les histoires ecclésiastiques de Socrate, de Sozomène et de Théodoret, et en fit un abrégé en 12 livres sous le titre d’Historia Tripartita (publié à Bâle par Béatus Rhénanus, 1523, et traduit en français par L. Cyaneus, Paris 1568). On lui attribue encore la traduction latine des Antiquités juives de Josèphe (Oxford, 1700) et de quelques autres ouvrages grecs. Auteur notamment d’un Sermo de vita SS. Deiparae. Pour cette description, voir PG 120, 192c-193a. Mingarelli qui édite ce texte en 1783, le datait de 1015 (PG 120, col. 179).
[8] J. Molanus, Traité des saintes images, Paris, Editions du Cerf, 1996, livre II, chap. 56. p. 287.
[9] J. von Schlosser, La Littérature artistique, Paris, Flammarion, 1996, p. 53.