Ce saint Luc de la sacristie de la cathédrale de Tolède il nous faut, pour en prendre toute la mesure, le rapprocher du saint Luc – autre autoportrait – aujourd’hui conservé à la société hispanique de New York (fig. 6). C’est exactement le même que le précédent, sauf que cette fois le livre est fermé. Comme par une ironie du sort, une inscription en haut et à droite – qui longtemps aura hypothéqué le regard – voudrait nous faire croire qu’il s’agit de saint Simon. Il ne faut pas en croire nos yeux et l’inscription – comme nous le signalions plus haut – ne suffit pas à garantir l’identification de la toile. Laissons à d’autres le soin de rectifier l’erreur, si cela n’a pas déjà été fait. Ce que l’image nous montre, en dépit de ce que l’inscription indique, est qu’il s’agit de la même image : même cadrage, même physionomie d’ensemble, même geste de la main... sauf que le livre maintenant est fermé. C’est dans ce battement d’ouverture et de fermeture du livre laissant apparaître l’image – ou la faisant disparaître (fort/da) – qu’il nous faut probablement relancer la question du rapport qu’elle entretient avec l’écriture : de mise en valeur ou de dissimulation réciproque. Il est étrange que, se refermant sur lui-même, ce livre donne cours dans la toile à ce lapsus calami, littéralement ce glissement, ce trébuchent ou encore ce faux-pas du calame qui pourrait être à l’écriture ce qu’un lapsus oculi serait au regard : une bévue.
Cela nous rappelle qu’El Greco, dans sa jeunesse, a peint un saint Luc peignant la Vierge ; il s’agit d’un panneau sur bois, très dégradé, actuellement conservé au musée Benaki d’Athènes et probablement daté de 1565 alors que l’artiste, âgé de 24 ans, se trouvait encore en Crète (fig. 7). Il permet au moins d’apprécier le chemin parcouru : avec le panneau de Benaki, nous revenons à l’iconographie byzantine. Assis devant son chevalet, le peintre peint une icône et, pour respecter deux fois l’impératif de frontalité, cette fois le chevalet se vrille sur lui-même au défi de toutes les lois de la perspective. Le livre cependant n’est pas encore là, mais la Vierge nous regarde droit dans les yeux sans que nous puissions – hélas – avoir la moindre idée de ce que fait le peintre.
Avec le tableau de Tolède, nous sommes au début du XVIIe siècle ; il y a près d’un siècle et demi que l’iconographie de saint Luc bat son plein et cela va se poursuivre encore pendant plus d’un siècle avant de sombrer dans la redite, le poncif ou la notation pittoresque. Nous reviendrons sur la logique de l’autoportrait et sur la manière dont saint Luc – d’une certaine façon – va en constituer tout à la fois le prétexte et le pivot. Mais une chose est certaine : avec une clairvoyance peu commune et une économie de moyens sans équivalent, El Greco ne fait pas que nous proposer un autoportrait dissimulé sous le portrait du saint auquel sa corporation a choisi de s’identifier. Mieux que cela, il s’identifie à travers lui à cette coupure à laquelle sa corporation jusqu’alors n’avait cessé de se heurter : la coupure entre l’écriture et l’image. Il y a mieux encore. Si à tout prendre, le livre reste le support et finalement l’enjeu ultime d’une réunification possible, ce n’est qu’à condition d’être « illustré », d’être « illisible » et de s’inscrire lui-même comme image unifiée de soi dans un ensemble que le mouvement des yeux décompose, alors que le mouvement des mains le recompose, un peu comme la tête s’opposerait au corps, et les yeux aux mains. Il y a là comme une torsion contradictoire – et peut-être même paradoxale – des extrêmes, dont il n’y a lieu de retenir que la manière dont ils se nouent, à la limite. Image savamment simplifiée et réduite à ses composantes les plus élémentaires à l’exception de tout accessoire annexe – décor ou ouverture extérieure – sans doute faut-il admettre qu’elle nous offre l’expression la plus ramassée – ou encore la plus condensée – de ce qui pendant des siècles n’a cessé de hanter l’imaginaire pictural ou littéraire occidental : les rapports entre textes et images.
Il nous faudrait encore montrer que cette béance qui dans la toile d’El Greco ne cesse de se rouvrir, non seulement structure toutes les autres propositions de la série, y compris lorsque cela semble ne pas être le cas, mais qu’elle structure également – de proche en proche – la totalité des éléments auxquels son tableau paraissait avoir renoncé. Le lieu nous l’avons vu, mais également le système des objets et des personnages, et jusqu’à la ressemblance des figures à des modèles que personne jamais n’a vus pour en témoigner. Mais ce qui nous préoccupe ici au premier chef, est cette torsade que la femme inflige à son image, au détriment de ce qu’elle peut en dire un peu comme si l’image, chez la femme, tenait lieu d’écriture.
La différence des sexes
Il faudra bien un jour se pencher sérieusement – et mieux qu’on ne l’a fait jusqu’ici – sur les femmes peintres. Sans doute se rendra-t-on compte alors que la Vierge à l’enfant et l’Autoportrait occupent chez elles une fonction structurante critique. Nous ne pouvons guère faire mieux ici que d’en suggérer les enjeux et le point de départ.
Tout à fait en fin de parcours de son histoire naturelle et juste avant d’aborder la peinture à l’encaustique, Pline évoque quelques-unes de ces femmes peintres : Timarété « fille de Micon », Irène (Eiréné) « fille de Cratinus », Aristarété « fille de Néarchus », mais c’est sur Laia qu’il s’attarde le plus longuement : « Laia, de Cyzique, resta toujours vierge, vécut à Rome quand M. Varron était jeune : elle peignit aussi bien au pinceau que sur ivoire à l’aide du cestre ; à Naples il y a d’elle un grand tableau représentant une vieille, ainsi qu’un autoportrait au miroir... » [22]. Une vierge, une vieille, un autoportrait au miroir et rien d’autre. Chez Pline, les femmes peintres constituent une exception, elles n’ont que des prénoms et toutes sont « filles de peintre ». Tous des hommes. Chez Vasari, nous n’en trouvons plus aucune, à l’exception du sculpteur Properzia de Rossi, et l’histoire écrite de la peinture s’enchaîne désormais comme une généalogie « de pères en fils », sur le modèle biblique. Paradoxalement et pendant très longtemps encore, la peinture sera une histoire d’hommes qui refusaient les histoires de femmes, et notamment celle qui voulait que pour l’homme tout passât par la parole et par l’écriture : position proprement hystérique qui nécessairement ne pouvait que faire appel au corps.
A propos de Sofonisba Anguissola, nous faisions remarquer que, se peignant en train de peindre la Vierge à l’enfant, d’une certaine manière elle « occupait » la place de Luc, le père de tous les peintres. Mais elle ne pouvait l’occuper qu’en s’identifiant à son rôle de mère, et donc à son modèle (la Vierge) ce qui était impossible sur les deux versants de sa tentative. Qu’elle ne puisse occuper symboliquement la place de Luc, le langage le lui interdisait. Alors qu’ils faisaient la même chose – et même si le premier mentait – Régnier intitulait sa toile « saint Luc » (et l’identification était partielle) alors qu’Anguissola l’intitulait Autoportrait. Or, même si Anguissola dit la vérité, elle ne la dit « pas toute » : en toute rigueur, et selon les conventions en usage, le titre exact aurait dû être « autoportrait à la Vierge à l’enfant ». Nous ne pouvons donc pas conclure qu’elle s’identifie à la Vierge d’autant que le regard qu’elle nous porte nous met en position d’avoir à juger de « l’entre-deux » où elle tenterait de se positionner, de façon autonome. Si être « autonome », consistait ici à ne devoir son « nom » qu’à soi-même, le plus court chemin qu’aurait un peintre d’y parvenir (homme ou femme) serait de se faire un « nom » avec sa propre image (autoportrait). C’est ce que nous avons tenté de souligner en mettant l’accent sur ce hiatus imaginaire entre le peintre et son modèle, sur lequel nous pouvons maintenant articuler l’opposition symbolique avec ce « modèle autre » que constituerait saint Luc : double distance et donc double réappropriation par quoi Anguissola laisse Régnier et Floris loin derrière elle, mais pas Le Greco. Et pas uniquement parce que ce dernier parviendrait à symboliser à l’intérieur de la toile une fausse identification à la vraie division du père (écriture vs image) alors que les deux autres y échoueraient, mais uniquement parce que nous changeons de registre. Ce « changement de registre », au plus haut point nous préoccupe parce qu’il fait corps avec l’acte de peindre. Le peintre dit avec son corps quelque chose que sa bouche se refuse à proférer. C’est sa composante hystérique.
[22] Pline, Histoire naturelle, Livre XXXV, chap. XL.