Autoportraits de l’artiste en saint Luc
peignant la Vierge

- Gilbert Beaugé
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Fig. 2. El Greco, Saint Luc, 1605-10


Fig. 3. S. Anguissola, Autoportrait, 1556


Fig. 3a. Anonyme, Vierge de Cambrai, époque
byzantine, peinture sur bois, H. 0,35 m ; L. 0,26 m,
Cambrai, cathédrale

      Repartir du saint Luc d’El Greco qui est espagnol (1606), le rapprocher à la fois du saint Luc peignant la Vierge de Frans Floris qui est hollandais (1556) et de celui plus tardif de Nicolas Régnier qui est français (1618), et enfin les confronter tous les trois à l’autoportrait de Sofonisba Anguissola (1556) qui est italienne pourraient passer pour un coup de force, s’ils ne faisaient pas système. Ces quatre tableaux s’échelonnent sur un peu plus de trois quarts de siècle ; aucun d’eux n’est à « l’origine » de quelque chose – comme celui de Van der Weyden (1435) – et aucun ne marque le « terme » de quoi que se soit comme celui de Mignard (1695). A tout bien considérer, rien ne semblerait permettre de les rapprocher : si le saint Luc de Floris et celui de Régnier peignent, nous ne voyons pas ce qu’ils peignent, celui d’El Greco ne peint pas et si Anguissola peint une Vierge à l’enfant, il ne s’agit pas de saint Luc. Le fait qu’il s’agisse de quatre autoportraits et que chacun nous regarde paraît un peu mince, au regard des divergences qui s’y articulent. Il est peu probable qu’à partir de l’un d’entre eux, nous puissions retrouver les trois autres et – à supposer que ce soit possible – que signifierait les retrouver ? Un mince fil les relie cependant et c’est ce fil qui nous intéresse. Oublions un instant ces regards pour regarder le San Luca d’El Greco.
      Dans la toile datée de 1606, aujourd’hui conservée dans la sacristie de la cathédrale de Tolède (fig. 2), avec un dépouillement rarement égalé ailleurs, le peintre nous prend à témoin que l’écrivain et le peintre sont traités par lui sur un pied d’égalité. Les enjeux du lieu ont été annulés ou banalisés dans l’indistinction monochrome du fond sur lequel le personnage se détache, et le livre ouvert qu’il nous présente en est la pièce à conviction.
      Dans la brève description qu’il nous en donne, Louis Réau va à l’essentiel : « le Saint qui a les traits du peintre, [nous] montre un livre ouvert sur un feuillet duquel il a peint en miniature, la Vierge portant l’enfant » [18]. Peint à mi-corps dans un ample drapé de vert soutenu de jaune, se détachant sur un fond uniformément sombre et la tête légèrement inclinée sur le côté, le saint nous fait face et déjà nous nous demandons si c’est le saint qui a les traits du peintre, ou le contraire. De sa main gauche, il soutient un livre au format imposant, largement ouvert sur sa poitrine, tandis que sa main droite retient ce qui pourrait bien être un pinceau, lequel vient reposer sur la page droite du livre, et semblerait même y avoir laissé une trace, dans son prolongement exact.
      Aucune indication n’étant donnée sur le livre, nous supposerons que c’est l’évangile de Luc, mais il s’agit – à vrai dire – d’un ouvrage illustré : alors que la page de gauche est couverte d’une fine écriture illisible, la page de droite nous offre un « portrait de la Vierge à l’enfant », œuvre de saint Luc – ou alors du Greco – à n’en pas douter. Nous sommes loin de la « miniature » qu’évoquait Réau, puisque l’image occupe la totalité d’une mise en page respectant celle de l’écriture en vis-à-vis. Nous aurions là en somme, bien ouverts et face à nous, les deux volets conjoints mais disjoints – réunis d’un seul tenant, mais séparés – du double talent du saint : l’écrivain et le peintre. Jamais dans la période antérieure la liaison entre le texte et l’image n’avait été si étroitement nouée ; jamais plus – dans les périodes qui suivront – elle ne redeviendra. Nous sommes ici les témoins pour ainsi dire d’un équilibre précaire, cet équilibre qui depuis Dürer inaugurait le régime de conjonction disjonctive de l’image et du texte, et qui se maintiendra pratiquement jusqu'à l’invention de l’image mobile. Le livre imprimé (codex) avait été inventé vers 1450. Le texte de l’Apocalypse que Dürer fait paraître en 1498, accompagné d’une quarantaine de gravures est le premier livre « illustré » qu’un peintre fait paraître à compte d’auteur. El Greco tout à la fois s’inscrit dans la tradition de Dürer où il s’implique personnellement, et il s’en fait le mémorialiste. Les trois autres peintres se présentent à nous dans le cadre de leur atelier et en train de travailler.
      Pour Sofonisba Anguissola (fig. 3), il n’y a pas de doute : sa main droite qui retient le pinceau repose sur l’appui main que soutient sa main gauche, et la toile qu’elle peint – installée sur un chevalet et presque aussi importante que son buste qui remplit toute la partie droite de la toile – représente bien une Vierge à l’enfant. Elle s’est détournée de la toile peinte et elle nous regarde de face. La Vierge à l’enfant qu’elle peint n’est pas exactement celle que nous montrait El Greco : chez l’un, la Vierge se contentait de tenir l’enfant dans ses bras et c’était finalement très conventionnel. Chez l’autre, la mère embrasse son enfant sur les lèvres : c’est rare et ce n’est pas la même chose. En plus d’être peintre, Sofonisba est mère, mais le rapprochement avec le premier reste encore possible. La toile est intitulée « autoportrait », et là nous sommes probablement au commencement d’un processus que son statut de femme exacerbe. Comment ne pas voir en effet que dans ce rôle – et à l’égal des hommes – elle prétend, ni plus ni moins qu’à occuper la place de Luc ?
      Il n’est peut-être pas inutile de s’attarder sur ce geste de la mère embrassant l’enfant d’autant qu’il se reproduira assez rarement. Les Italiens n’en ont pas le monopole et il constituera, par exemple, l’un des thèmes favoris de Dirck Bouts. D’origine byzantine, le motif était connu en Occident par une peinture que le chanoine Fursy de Bruille avait rapportée de Rome à Cambrai vers 1350 (fig. 3a). Elle était la réplique d’une icône byzantine dont on assurait qu’elle renvoyait au portrait de Marie peint par l’évangéliste Luc. En 1452, de Bruille légua le tableau à la cathédrale de Cambrai, où il était invoqué comme Notre Dame de la Grâce, et il se produisit même – disait-on – des miracles dans ses parages. Pour cette raison, le comte d’Etampes, neveu de Philippe le Bon, commanda, en 1454, trois copies à Pétrus Christus. Trois années plus tard, le chapitre commandait douze copies à Hayne, peintre bruxellois travaillant à Valenciennes. Un petit tableau (24 x 20) du Metropolitan Museum de New York datant d’environ 1455-1460 est considéré comme étant le prototype exécuté par Dirk Bouts. La scène se réfère manifestement à l’icône de Cambrai, en la « modernisant ». L’enfant pose son bras droit autour du cou de Marie, au lieu de lui caresser le menton (chin-chuck). En outre Jésus regarde sa mère, tandis que, dans l’icône, il regarde le spectateur. Les lèvres de la mère et de l’enfant se frôlent à peine. Il s’agit du thème de la Glykophilousa ou Eleousa, la « tendre calineuse », inspiré du Cantique des cantiques où l’union des époux est chantée : « Sa main gauche sera au-dessous de ma tête, et il m’enlacera de sa droite » mais surtout, « laissez-le m’embrasser d’un baiser de sa bouche » (8,3). Le motif préfigure donc et annonce l’équivalence mère-épouse que nous retrouverons plus tard, et Marie a le regard un peu triste mais le livre – dans ce cas – a totalement disparu malgré l’insistance avec laquelle Bouts s’acharnera à le faire revenir. Il faut croire que certains gestes en interdisent d’autres.
      Une histoire du rôle des femmes dans la peinture passera nécessairement par cette exigence – occuper la place de Luc – mais, pour ce qui nous retient ici, il est remarquable que toute trace, même allusive, à la chose écrite ait été effacée. El Greco nous montrait saint Luc divisé entre l’image et l’écriture. Anguissola se rapatrie entièrement sur l’image en substituant à la parole le baiser de la mère à l’enfant auquel elle cloue, en quelque sorte, le bec. Il ne faut pas exclure que l’opposition et l’articulation entre parole et image épousent et reconduisent – mais sur une autre scène – l’opposition et « l’entre-deux » que suggère la différence des sexes. Sous cet angle, la hantise du texte serait une obsession masculine, le baiser à l’enfant un réflexe de mère et l’image quelque chose de féminin.
      Dernier point : si pour faire son autoportrait, Sofonisba fait face au miroir qui donc occupe la place du spectateur, non seulement c’est dans le spectateur qu’elle se reconnaît, mais également dans la manière dont le tableau progresse et sert de modèle à sa progression. La Vierge à l’enfant n’ayant pas d’autre modèle que le peintre, le tableau est au peintre, ce que l’enfant est à la Vierge : le fruit d’un miracle ou d’un « verbe incarné ». Nous retrouvons ici un des segments de la légende qui voulait que la Vierge Marie ait transmis à Luc son propre autoportrait. Jamais, « dans le réel », la Vierge à l’enfant ne servira de modèle à une femme peintre. L’imitation de la Vierge – comme on dirait « l’imitation de Jésus-Christ » – est entièrement rapatriée dans le registre de l’imaginaire et elle passe par l’autoportrait. Nous tenterons plus loin d’en dénouer la structure.

 

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[18] L. Réau, Iconographie de l’art chrétien, Paris, PUF, 1960 (Le Greco).