David Ernaux-Briot et la réalisation de
Les Années Super 8 : repriser les images
et la voix, faire famille

- Frédérique Berthet
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F. B. : Dans le film, le montage de cette séquence nocturne évoque un hiatus…

 

D. E.-B. : Oui. Du point de vue interprétatif, ces explosions marquent la joie (21:04). Or, le traitement image / son – et la décroissance de l’intensité visuelle du feu d’artifice jusqu’à la disparition complète du bruitage –, complètement construite, signifient l’épuisement ; la retombée de l’espoir suscité pour ma mère par la sortie de son premier roman Les Armoires vides (printemps 1974).

Une famille heureuse : raconter, retarder

F. B. : J’aimerais que nous abordions, pour finir, la dramaturgie que vous avez introduite, ou renforcée, en modifiant éventuellement le déroulé chronologique du récit. Je pense à l’annonce des « dissensions » au sein du couple parental qui arrive tardivement, aux deux-tiers du film (37:39). Cela crée un suspense pour les lecteurs d’Annie Ernaux qui savent que le devenir de ce filmage en Super 8 est d’être interrompu par la séparation de vos parents. Comment avez-vous envisagé la construction temporelle du film, ce temps qui avance vers le futur des personnages mais qui se bâtit du présent vers ce qui est révolu ?

 

D. E.-B. : Sur cette question de la scénarisation et de l’organisation de la dramaturgie : il y a eu de nombreux déplacements de brefs passages, voire de mots, du texte original de ma mère vers un moment plus tardif dans le film, car le principe de montage était que le sens se construise lentement, brique par brique. L’évocation des dissensions à l’intérieur du couple a en effet fait l’objet d’un traitement spécifique. Dans Les Années Super 8, la séquence se situe avec les images d’Osny où l’on voit pour la dernière fois ma grand-mère…

 

F. B. : … le départ de celle-ci pour Yvetot, sa décision de ne plus vivre avec votre famille, a lieu peu de temps après le déménagement, en 1975, pour la région parisienne…

 

D. E.-B. : … on entend alors la voix dire « il n’y a peut-être pas d’humiliation plus grande pour une fille que de ne pouvoir cacher à sa mère les signes de dissensions de son couple dans des scènes dont elle est le témoin silencieux et réprobateur ». Dans le récit initial, ma mère en parlait plus tôt, en lien avec des images d’Annecy. Or, l’histoire que je raconte par le film – l’histoire du film – c’est que pour avoir un malheur, il faut avoir eu un bonheur avant. Le film est court. J’ai choisi de présenter d’abord des situations, des sentiments qui évoquent une famille presque modèle, heureuse, joyeuse. Donc, on a opéré ce déplacement – avec l’accord de ma mère – pour installer ce temps d’exposition et s’approcher plus progressivement des fissures.

 

F. B. : De même, le film se termine bien, en un sens. Alors même que l’on arrive au bout de l’histoire chronologique de ces films de famille, qu’à l’image cette coupure est signifiée par le défilement d’amorces de fins de bobines, une nouvelle séquence de deux minutes survient sous forme d’épilogue : une sorte de pot-pourri de plans courts avec les principaux moments et personnages vus jusqu’alors – un écho au feu d’artifice monté plus tôt, ou un de ses medley de prises non retenues au montage apparus au générique de films (depuis les années 80), ou encore comme un final de spectacle vivant où chacun revient saluer une dernière fois le public. Cette brève séquence, très rythmée et découpée, est une manière d’adoucir la fin, l’aurevoir, de s’entretenir avec les disparus nommés un à un (les grands-parents, la belle-sœur Dominique, Philippe Ernaux) : je pense ici aux mots de la philosophe Vinciane Despret dans Au bonheur des morts : récits de ceux qui restent, « les morts ne le sont vraiment que si on cesse de s’entretenir avec eux » [24]. Le film s’achève sur ce supplément de vie, et insiste sur le caractère « déterminant » de ces années filmées en Super 8. Il y a de la tendresse qui s’exprime pour ces années, ce qui me semble être l’ethos commun au récit et à la réalisation à l’échelle du film tout entier. Dans cette œuvre filmée, affleure une possibilité de restauration de « celui qui a tout filmé », Philippe Ernaux : la restauration littérale des images, et de « l’image » (cf. le générique), d’un père, du grand-père de vos enfants…
Il est question, dans le commentaire, de « moments parfaits » vécus entre cette femme et ses enfants vus à l’écran. Est-ce que faire ce film aujourd’hui avec votre mère a été un « moment parfait » ?

 

D. E.-B. : Nous avons travaillé ensemble mais chacun de notre côté. Elle chez elle à son texte, moi en salle de montage, et j’ai réalisé un film. Pour raconter une belle histoire, je peux dire qu’on s’est retrouvé. J’ai compris des choses. En reconstituant aussi mon enfance, j’ai vu celle-ci un peu différemment. Au moment de la séparation de mes parents, mon frère et moi sommes restés avec ma mère et avons donc plus entendu son point de vue. J’en avais déduit que la famille n’était pas très importante pour mon père, qu’on ne comptait pas tant que ça. Or, le film, en retissant une certaine continuité chronologique (depuis quelques temps, on ne revoyait les Super 8 que dans le désordre), a fait ressortir une chose importante : je crois que mon père s’intéressait en fait profondément à nous, qu’il aimait cette vie de famille, dont le fonctionnement patriarcal n’a pas convenu à ma mère. Il avait trouvé sa place avec la caméra, et c’est aussi cela que le film raconte.

 

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[24] Vinciane Despret, Au bonheur des morts : récits de ceux qui restent, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2015, p. 13.