David Ernaux-Briot et la réalisation de
Les Années Super 8 : repriser les images
et la voix, faire famille

- Frédérique Berthet
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D. E.-B. : Une autre chose qui m’a frappé, c’est qu’il aimait bien se montrer sous un jour rigolo, comme un homme entraînant, léger, ayant de l’humour : il parle, il joue, il fait l’histrion quand il est filmé par ma mère. Sur les trois plans de lui qui sont dans Les Années Super 8 (le premier est au Maroc), j’ai montré avec la scène d’intérieur (assez sombre) dans le studio à La Clusaz où il porte un chapeau de cow-boy, des lunettes de soleil : il ne paraît pas sérieux. Je crois que c’est ce dont il était le plus fier et qu’il voulait mettre devant la caméra…

 

F. B. : … avec sa moustache postiche d’acteur burlesque ou de western !

 

D. E.-B. : Dans le dernier plan de lui, où on le voit en portrait de face, au ski dans son anorak bleu, il sourit beaucoup, comme toujours, et il s’adresse ouvertement à la caméra alors qu’il sait que l’enregistrement est muet, il parle ; il n’est pas raisonnable avec la caméra, il ne pense pas à autre chose qu’au moment de la prise, je crois. Il parle, et on ne l’entend pas, personne ne peut plus savoir ce qu’il disait…

Numériser, préserver / Effacer, couper / Déplacer, modeler

 F. B. : C’est un des aspects très intéressant de votre film : les personnages des bobines Kodak étaient pris dans un univers sonore (discussions, bruits de la maison ou du dehors, le bruit du monde) qui n’a pas été enregistré, qui se perdait au moment même où il était produit et/ou perçu : il n’y a pas que les êtres qui ont disparus, il y a leur trace vocale et celle-ci n’est imprimée sur aucune image d’origine…

En plus d’être « muette », la pellicule argentique Super 8 produisait un rapport spécifique aux images. Sa caractéristique était d’être développée directement en positif sans négatif. Il n’y avait donc pas de support de sécurité. Les particuliers recevaient du laboratoire Kodak des carters sur lesquels était enroulé chaque film développé [23] et certains, comme votre père, faisaient cette mini-opération de montage en mettant bout à bout les films pour faciliter la projection privée, éviter d’avoir constamment à recharger. Ce montage était toutefois – comme la projection – délicat puisque toute opération mal effectuée, toute maladresse, pouvait détruire physiquement, complètement, l’image. Il n’y avait pas de deuxième chance, pas de duplication possible puisque le négatif n’existait pas. Le procédé induisait donc quelque chose de très précieux relativement à l’instant vécu au présent de cette prise unique – des instants précieux rejoués lorsque, après des semaines d’attente, le film arrivait développé, qu’il était découvert comme un trésor fragile, coloré, à partager autant qu’à protéger.
Contrairement à votre père, votre travail sur Les Années Super 8 s’appuie donc d’emblée sur les procédés de transferts actuels, notamment la numérisation qui facilite la restauration des images et démultiplie les possibilités de montage. La préservation des films était l’étapeindispensable pour passer à la réalisation ?

 

D. E.-B. : La première étape indispensable pour un tel film, c’est le soutien d’un producteur, qui croit au projet et met à disposition des moyens. Grâce aux Films Pelléas – qui a produit Passion simple de Danielle Arbid (2020), adapté du livre de ma mère, et qui nous a donné son feu vert quand son texte était en cours d’écriture – j’ai pu déposer les bobines de mon père en laboratoire pour les faire numériser, obtenir un fichier mp4, faire traiter les images, les restaurer et surtout m’entourer de personnes très compétentes sur les aspects techniques (monteurs, ingénieur du son, mixeur) qui, en tant que réalisateur, ne sont pas mon fort.

 

F. B. : Le montage a commencé par s’atteler au récit enregistré par Annie Ernaux ?

 

D. E.-B. : Lorsque j’ai donné ce micro à ma mère en lui disant d’enregistrer son texte chez elle à son rythme, j’avais précisé : « si tu savonnes, si tu te trompes ou que tu n’es pas contente de ton intonation, ce n’est pas grave, tu t’arrêtes et puis tu le redis d’une autre façon ». Le fichier son durait ainsi trois ou quatre heures et contenait des reprises et des traces du quotidien (le chat passe, ma mère lui parle, ou le téléphone sonne, etc.). J’ai donc commencé, seul sur un ordinateur, par nettoyer cette bande : soit en enlevant d’emblée ce qui ne fonctionnait pas, soit en sélectionnant plusieurs versions pour décider plus tard. Ce texte ainsi préparé m’a servi de scénario. Avec le monteur image Clément Pinteaux, on a alors posé les plans sous la voix et on a commencé à faire un film en s’autorisant toutes sortes d’exploration et d’expérimentation : couper et déplacer, tant les images que la voix. La suppression de passages entiers du texte s’est d’ailleurs imposée lorsque la durée de celui-ci excédait les Super 8 à disposition : un exemple caractéristique, la séquence à Moscou…

 

F. B. : … une séquence très importante puisque filmée à l’automne 1981, et qu’elle est la dernière que nous voyons dans la partie chronologique de la vie de famille avant le salut final [voir infra] : son émulsion est d’ailleurs abîmée (bulles, décolorations)… Il y a en plusieurs endroits des marques d’attaque du temps sur la pellicule sans qu’on sache toujours si c’est d’origine ou truqué en numérique, cela crée en tous cas un effet…

 

D. E.-B. : … oui, j’ai créé des effets ! Pour Moscou, toutes les images existantes (quasiment) sont montées dans le film, soit trois minutes, et il a donc fallu réduire le récit de ce voyage qui atteignait dix minutes en privilégiant ce qui avait trait à la puissance d’attraction imaginaire du pays. Lorsque j’ai dû intervenir de cette façon sur le texte, je me suis appuyé sur ma connaissance de l’écriture de ma mère, de son univers, de sa manière d’interpréter le réel. Je lui ai expliqué mes choix, et elle en a été d’accord.

Une fois ce travail achevé, la bande sonore avait été réduite à bien moins d’une heure. Car pour obtenir une heure de film au total, il était nécessaire que la durée effective du texte dit soit plus courte pour pouvoir y insérer des espaces, des silences, créer du rythme, et des moments de respiration dont a besoin le spectateur.

 

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[23] Pour mémoire, il existe un procédé Super 8 sonore mis au point en 1974, l’Ektasound.