David Ernaux-Briot et la réalisation de
Les Années Super 8 : repriser les images
et la voix, faire famille

- Frédérique Berthet
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7

partager cet article   Facebook Linkedin email
retour au sommaire

Résumé

Ce texte s’ouvre par quelques repères sur la façon dont Les Années Super 8 parait découler de l’œuvre littéraire d ’Annie Ernaux et de sa présence dans le champ du cinéma. Il est suivi par un long échange avec le réalisateur David Ernaux-Briot qui s’est tenu en public le 4 février 2023. Il fait ressortir la part qui revient en propre à celui-ci, à partir d’une triple singularité : avoir été ou être un sujet filmé enfant par un parent, un spectateur de projections familiales ritualisées et un professionnel de l’audiovisuel ayant l’expérience de monter la voix « sous » les images. La discussion met au jour la fabrique du film, notamment en matière de collaboration artistique et de reprises temporelles construisant une représentation émotionnelle de la vie de famille.

Mots-clés : montage, création, récit de vie, collaboration artistique, filiation, filmage, voix, bruits et sons au cinéma, représentations de la famille, enfance, David Ernaux-Briot, Annie Ernaux

 

Abstract

This paper opens with a few pointers on how Les Années Super 8 seems to derive from Annie Ernaux's literary work and her presence in the field of cinema. It is followed by a long interview with director David Ernaux-Briot, held in public on February 4, 2023. It highlights Ernaux-Briot's own contribution, based on a triple singularity: having been or being a subject filmed as a child by a parent, a spectator of ritualized family screenings, and an audiovisual professional with experience of editing the voice “beneath” the images. The discussion brings to light the making of the film, notably in terms of artistic collaboration and the temporal repetitions that construct an emotional representation of family life.

Keywords: editing, creation, life’s writing, artistic collaboration, filiation, filming, voices, sounds and noises in cinema, representation of family life, childhood, David Ernaux-Briot, Annie Ernaux

 


 

L’entretien avec David Ernaux-Briot s’est déroulé pendant une heure environ, en fin de journée, le 4 février 2023. Un échange téléphonique, la semaine précédente, avait permis d’en préciser l’orientation, et l’accent que je souhaitais placer sur la spécificité du travail du réalisateur - sur ses aspects artistiques et techniques [1] – dans cette œuvre bicéphale. Si, sur le générique de fin, le nom de deux auteurs s’affiche ensemble et selon un ordre défini, « un film de Annie Ernaux et David Ernaux-Briot », une partition est ensuite indiquée entre ce qui relève de la réalisation d’une part, qui revient au fils, et de l’écriture et de la lecture du récit, d’autre part, effectués par la mère.

Le texte ci-après s’appuie sur cette discussion publique, que j’ai revue et précisée, puis que David Ernaux-Briot a relue. Pour son temps précieux et sa grande amabilité, qu’il en soit ici très vivement remercié.

Les mots d’introduction que les organisatrices m’avaient invitée à prononcer sont placés en préambule de l’entretien lui-même. 

Mars 2024

 

Mouvements glissés vers Les Années Super 8

 

Dans les toutes dernières pages des Années (2008), Annie Ernaux décrit la forme du livre désiré, projeté, à écrire pour la narratrice et de fait déjà quasiment entièrement advenu et lu par le lecteur : un « récit glissant », une « coulée » [2]. Ces mots me sont revenus en découvrant Les Années Super 8 (2022). Alors même qu’il s’agit du premier film d’Annie Ernaux – qu’à ce titre il constitue un évènement, quelque chose qui fait tache et se détache – cette œuvre émouvante m’a paru procéder elle-même d’un mouvement continu et fluide, (dé)coulant comme naturellement de l’œuvre littéraire et de la présence de l’écrivaine dans le champ du cinéma depuis une vingtaine d’années, créant immédiatement un sentiment de familiarité, voire d’évidence. Ce sentiment tient certes à la proximité avec l’ouvrage paru en 2008 qui décrit précisément « la première image du film » de la bobine étiquetée Vie familiale 72-73 [3] si bien qu’en voyant la séquence correspondante dans Les Années Super 8,le texte m’a semblé, d’une part, se matérialiser, s’animer sur pellicule, et d’autre part, s’augmenter d’une sorte de contre champ du mode de vie retracé dans les pages – celles qui s’intercalent entre l’achat de la caméra Bell and Howell, et la fin des tournages en Super 8 liée à la séparation du couple (dont la datation reste flottante dans le livre, et dans une moindre mesure dans le film) [4]. Cette « coulée » perceptive provient toutefois aussi d’autre sources, qui l’alimentent.

Tout d’abord, la singularité d’une écriture imageante dirais-je, qui a de l’intérêt pour les images, réfléchit et travaille avec elles ; une écriture qui cherche à « sauver de la disparition » [5] des images-souvenirs – des images internes – et qui s’appuie sur la puissance d’évocation et de partage d’images externes disponibles (dans Les Années, ce deuxième type d’image permet à la narratrice de saisir, à « intervalle régulier », les « formes corporelles et les positions sociales successives de son être » [6]) ; une écriture attentive donc – plus encore, attentionnée au sens du care – aux images mémorielles et aux images matérielles fixes ou mouvements prises par autrui à travers l’objectif de l’appareil photographique ou de la caméra. Cette écriture – qui produit des images mentales pour le lecteur autant qu’elle s’appuie structurellement sur des productions techniques et artistiques parfois de façon ouvertement centrale (les compositions de Marc Marie dans L’Usage de la photo, 2005 ; la photo privée de L’Autre fille, en 2011) [7] – est aussi nourrie (et pensée) par un lien étroit, intime, profond, souterrain avec des films de cinéma (d’auteur) qui fonctionnent comme des miroirs, des modèles, des lieux de dépôt où puiser les fragments ou le tout d’une histoire personnelle socialement située – d’une « vie parmi d’autres » [8] –, des surfaces réfléchissantes et interrogeantes sur soi et sur la création, l’écriture. Ces références, pas toutes nommées dans les livres [9], émaillent et texturent tout L’Atelier noir, journal d’avant-écriture des années 1982-2011 [10]. Y sont notamment citées, et parfois développées, des références qui sont pour moi, et pour d’autres, des relais puissants, des sésames, qui m’ont marquée à leur sortie ou ressortie : Le Bal (Ettore Scola, 1983) pour la transformation historique des corps et des mentalités à partir du prisme kaléidoscopique d’un décor unique, une salle de danse publique, et Sue perdue dans Manhattan (Amos Kollek, 1998), Claire Dolan (Lodge Kerrigan, 1998) ou Wanda (Barbara Loden, 1970) et Une femme sous influence (John Cassavetes, 1974), pour leur mise en scène si délicate de personnages de femmes ovnis dans le cinéma mainstream.

 

>suite
sommaire
[1] Sur les aspects plus thématiques, politiques et sociaux voir « Entretiens » d’Annie Ernaux et David Ernaux-Briot dans le dossier de presse du distributeur New Story, 2022, 18 p (en ligne. Consulté le 7 juin 2025).
[2] Annie Ernaux, Les Années, Paris, Gallimard, « Folio », 2008, p. 251.
[3] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., pp. 123-124.
[4] La borne de date de fin des Super 8 est 1981 dans le film, et la séparation du couple Ernaux arrive en 1982, selon les « Repères bio-bibliographiques », dans Cahier de l’Herne Annie Ernaux, dir. Pierre-Louis Fort, Paris, L’Herne, 2022, p. 315.
[5] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., s’ouvre par l’annonce de différentes disparitions (pp. 11-19), et se ferme par le projet de « sauver » des images-souvenirs (pp. 253-254).
[6] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., pp. 123-124.
[7] Voir à ce propos les travaux de Nathalie Froloff, et notamment « Pour une écriture photographique du réel », Tra-jectoires, n° 3, 2006, pp. 70-84.
[8] Conférence de presse à l’issue de la projection de Les Années Super 8 à la Quinzaine des cinéastes du Festival de Cannes, 2022.
[9] Voir à ce propos, Fabien Gris, « La cinémathèque d’Annie Ernaux », dans Annie Ernaux : l’intertextualité, dir. Françoise Simonet-Tenant, Laurence Macé et Robert Kahn,Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2015, pp. 137-151.
[10] Annie Ernaux, L’Atelier noir, [2011], Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 2022. La chronologie de ce journal est immédiatement postérieure à celle des bobines filmées en 1972-1981, années elles-mêmes accompagnées d’un journal.