David Ernaux-Briot et la réalisation de
Les Années Super 8 : repriser les images
et la voix, faire famille

- Frédérique Berthet
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Ensuite, et en fait concomitamment, cette sensation d’un mouvement continu qui conduit à, et traverse, Les Années Super 8, provient de la présence d’Annie Ernaux au cinéma, de la place qu’elle occupe de facto auprès d’hommes et de femmes dont l’activité artistique est la réalisation ou l’écriture de films. Je pense ici à ses interactions avec des cinéastes qui font dorénavant partie intégrante de la réception de l’œuvre de ceux-ci et de celles-ci : le commentaire audio (véritable analyse filmique) de Ressources humaines (1999) et son échange avec Laurent Cantet sur le thème de la honte pour l’édition DVD ; la rencontre avec Céline Sciamma dans le premier numéro de La Déferlante. Revue des révolutions féministes (2021) où elles sont présentées de façon jumelle comme « deux combattantes » – la même réalisatrice, invitée en 2017 à raconter comment les livres de l’écrivaine l’inspiraient pour ses films et ses personnages féminins, avait d’ailleurs fait ce lapsus magnifique : la « filmographie » d’Annie Ernaux, au lieu de la « bibliographie » [11]. En ce qui concerne les trois longs métrages de fiction, les adaptations : L’Autre (d’après L’Occupation) de Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard (2008), Passion simple de Danielle Arbid (2020) et L’Evènement d’Audrey Diwan (2021). Les deux réalisatrices ont en particulier expliqué comment elles avaient échangé avec Annie Ernaux au cours de leur propre processus créatif, et comment donc sa parole pouvait y avoir tenu sa part [12]. Je pense aussi à une autre expérience qui nous fait arriver, par « coulée », aux Années Super 8, celle de la voix et du corps enregistrés ou filmés d’Annie Ernaux – avec la mise en scène que cela suppose. Dans Les Mots comme des pierres (2013), Michelle Porte réalise un entretien à demeure, dans l’intimité de la maison de Cergy-Pontoise et Annie Ernaux y est cadrée et mise en lumière par deux directeurs de la photographie, Dominique Vanneste et la cheffe opératrice de fiction et de documentaire internationalement reconnue Caroline Champetier [13] : l’écrivaine y apparait dans une image très belle, colorée, douce, et – en le disant un peu vite, pardon – comme une star, ce que l’on peut relier à la phrase qu’elle a prononcée avec humour en interview à la sortie des Années Super 8, à propos de la façon dont elle se voyait à l’écran :« Je vois une femme pas mal, hein ?! » [14]. Plus récemment, dans le film J’ai aimé vivre là (2020) de Régis Sauder, les images de lieux de vie extérieurs d’habitants de Cergy sont montées avec la voix d’Annie Ernaux en off, qui a écrit pour cela un texte dédié : son corps n’apparait pas dans le champ, si bien que la situation d’énonciation et d’écoute préfigure celle de Les Années Super 8 [15]. L’autrice parait donc, avant même ce premier film sorti en 2022, avoir expérimenté corporellement et humainement le cinéma, avoir une expérience des contraintes techniques, de la prise (et du don) du son et de sa voix [16], des relations de confiance (ou de défiance) qui la sous-tendent [17] – et cette expérience d’apparence récente, pourrait remonter, de façon séminale, phénoménologique, à cette prise de vue de son corps par la caméra Bell and Howell de 1972 à 1981. Il est assez saisissant dans Les Années Super 8 de noter, avec le plan du petit bureau sous les combles, une sorte de synchronisation – de raccord-ement – du geste artistique (qui se vit pourtant sans partage, selon le commentaire du film) entre le moment où Annie Ernaux s’attache à son intériorité pour écrire son premier roman, sans rien en dire ni en montrer, et le moment où Philippe Ernaux se saisit du Super 8 pour filmer sa femme et sa famille.

Enfin, la dernière (ou en fait la première !) coulée, est la perception évidente par le spectateur d’être devant un film de cinéma, un premier film pleinement maîtrisé qui s’insère dans les conventions du cinéma : raconter une histoire continue à partir de fragments d’images et de sons discontinus, user d’une grammaire du mouvement d’appareil et du montage, avec ralentis, jump cut, et montages alternés très narratifs pour les séquences sur la vie de la belle-sœur Dominique en Ardèche ou les vacances en famille en Espagne. Un premier film qui relève, de surcroît, d’un faisceau de genres qui nous prépare malgré tout à sa réception : film d’archives, film de montage, films de famille amateurs (avec ses anniversaires, ses visites, ses voyages), film d’enquête autobiographique, film en voix off sans entretien, documentaire assumant un part de fiction, etc.

___________Entretien__________

Frédérique Berthet : C’est un très grand plaisir de pouvoir engager la conversation avec vous, David Ernaux-Briot, qui êtes présent de plus d’une manière dans Les Années Super 8 : vous êtes un petit garçon blond à l’image et avez donc vécu l’expérience singulière d’être filmé dès l’âge de trois ans auprès de votre frère aîné et de votre mère, d’être regardé pendant dix ans par un père filmeur [18] ; vous avez été un spectateur privilégié de projections privées qui ont scandé, ritualisé, l’histoire de votre famille puis déclenché le projet de ce film ; et vous êtes enfin le réalisateur de cette œuvre à deux auteurs.

Avec Les Années Super 8, David Ernaux-Briot, vous réalisez votre premier film projeté en salles dans un cadre commercial et public. Vous avez toutefois déjà une longue pratique et une filmographie derrière vous. Comment en arrivez-vous à la réalisation de ce documentaire ? Cette rencontre artistique avec votre mère parait découler elle-même d’un mouvement naturel…

 

David Ernaux-Briot : L’idée de ce film, entièrement monté à partir des images Super 8 tournées par mon père Philippe Ernaux entre 1972 et 1981, vient d’une demande de mes enfants : ils voulaient revoir leur grand-père décédé, et me voir aussi quand j’étais petit : cela les faisait rire. Le projecteur a été réparé et nous avons organisé une projection en famille, un peu comme celles qui se tenaient avant le divorce de mes parents, ou celles que nous faisions quand ma mère est devenue, comme elle le dit dans le film, « gardienne » de cette mémoire où chacun faisait « fuser ses commentaires ». Il y avait ce jour-là mes enfants et ma nièce – à qui le film est dédié –, et mon frère et ma mère. Et ma mère, naturellement – je me tourne vers vous quand je dis « naturellement » – a pris la parole et a raconté les images ; elle en a fait le récit. Et s’est concrétisée l’idée que je tenais-là un projet de film : j’avais des images disponibles, et potentiellement une voix et un texte pour les accompagner.

D’où vient cette idée de montage ? J’ai commencé par étudier les sciences dures, puis je me suis orienté vers le journalisme scientifique et l’outil audiovisuel. Dans les émissions de vulgarisation scientifique, on effectue d’abord un reportage pour « rapporter » des images, ensuite on écrit un commentaire sous lequel on monte ces images pour éclairer le texte : celui-ci n’interagit généralement pas avec les images, ne les interprète pas. Aujourd’hui, je réalise des films dits institutionnels, des documentaires pédagogiques sur les sciences, l’art, la médecine, et le procédé est le même : j’ai un texte, et je monte des images en-dessous. Pour Les Années Super 8, on retrouve cette méthode. Sauf que la réalisation était beaucoup plus intéressante : il ne s’agissait plus que l’image atteste de la vérité du commentaire, qu’elle endosse le rôle de preuve. Au contraire. Le rapport était donc complètement différent.

 

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[11] Série « Les Années d’Annie Ernaux », L’Heure bleue, Laure Adler, France Inter, Episode 3/4, 13 avril 2017, rediffusée le 22 avril 2020 (en ligne. Consulté le 7 juin 2025).
[12] Danielle Arbid, « Annie, une punk », pp. 103-105 et Audrey Diwan, « Annie Ernaux - La justesse », pp. 111-112, Cahier de l’Herne Annie Ernaux, Op. cit. Voir également dans le même ouvrage, le récit de Dominique Cabrera « Avec le Leïca », pp. 113-116.
[13] On citera notamment son travail dans les films des cinéastes Jean-Luc Godard, Claude Lanzmann, Naomi Kawaze, Chantal Akerman, Amos Gitaï. Voir sa fiche avec les référencements complets en ligne (consulté le 7 juin 2025).
[14] Annie Ernaux, « Je vois une femme soucieuse, moi, mais je vois une femme pas mal, hein ?! », dans « Augustin Trapenard discute avec Annie Ernaux », Brut, 27 mai 2022, 4mn33 (en ligne. Consulté le 7 juin 2025).
[15] Sur la plateforme film-documentaire.fr (en ligne), on relève dix occurrences d’« Annie Ernaux » sans pour autant que tous les films engagent sa participation active. On distinguera Gli Anni (2018, 20 mn, Ital., Dugong Films), qui repose exclusivement sur un montage de films d’archives (Sardes) avec, en voix off, la lecture par la réalisatrice Sara Fgaier de fragments montés de Les Années.
[16] Voir aussi les émissions radio ou les lectures enregistrées (depuis 1988 et La Place) qui permettent d’éprouver des situations techniques et relationnelles de prises de son.
[17] Sur cette question voir « Confier /Entrusting », dir. Frédérique Berthet et Marion Froger, Intermédialités ; Histoire des théories des arts, des lettres et des techniques / Intermediality, n°40, 2022 (en ligne. Consulté le 7 juin 2025).
[18] J’utilise la formule d’Alain Cavalier, dans Le Filmeur, Camera one, France, 2005, 100 mn.