F. B. : Des plans d’Annie Ernaux sont-ils restés dans les rushes ?
D. E.-B. : Non, ma mère étant le personnage principal du film, on a utilisé toutes les images d’elle. En ce qui concerne les images prises par mon père, cela reste un filmage amateur, par exemple au sens où il n’y a pas de champ /contre-champ…
F. B. : … qui indiquerait une intention de mise en scène, d’anticipation du montage…
D. E.-B. : … en effet, les séquences sont filmées une seule fois, avec souvent l’impression que quelque chose est tronqué. Je n’ai pas observé non plus de grandes tentatives formelles, de jeux de cadrage, de différences entre le traitement des premiers plans de l’image et son arrière-plan pour rendre l’image plus expressive, etc. Toutefois, ce qui a été comme une révélation en réalisant ce film, c’est que j’accomplissais peut-être le désir de mon père ; le désir qu’il avait pu avoir de faire un jour un film. Me touche aussi beaucoup sa position : c’est un filmeur discret. J’ai toutefois retenu dans la séquence où mon frère a eu la varicelle, un plan où je dis à la caméra « arrête ! ». Je ne sais pas si le spectateur arrive à lire sur mes lèvres…
F. B. : … le plan se prolonge sur un regard de vous assombri qui peut être interprété comme réprobateur à l’endroit du filmeur… C’est un « arrête ! » dont on peut faire l’hypothèse qu’il a aussi été prononcé par votre frère et votre mère à d’autres moments sur cette période 1972-1981 ?
D. E.-B. : Le plus souvent, on acceptait son regard : on savait que c’était un regard bienveillant, destiné uniquement au cercle familial. On ne s’inquiétait pas de ce qu’il pouvait montrer. A l’adolescence, c’était un peu différent, on n’avait peut-être pas envie d’être filmé ou de se voir. Il s’agissait – comme le dit ma mère en voix off – de construire une histoire familiale, à laquelle on se livrait volontiers.
F. B. : Votre père donnait-il des indications du type « attendez, ne soufflez pas tout de suite les bougies, j’allume ma caméra », « sors, et puis re-rentres », etc. ? Ces interpellations, qui renforcent la position d’auteur (et d’autorité latente) du filmeur, font aussi la pratique amateure. Vous souvenez-vous de situations qui soulignaient la position de votre père en maître de l’image ?
D. E.-B. : Non, je ne m’en souviens pas. En fait, je crois que j’ai eu conscience d’être filmé vers cinq-six ans, alors que mon père utilisait sa caméra depuis un ou deux ans et qu’il avait déjà trouvé cette manière d’agir avec discrétion…
F. B. : … vous n’aviez jamais le sentiment d’être suspendu, interrompu, dans un mouvement ? dans le fil d’une activité ? [21]
D. E.-B. : Non. Cette position du filmeur qui assiste, ou participe, à un événement implique une sorte de repli : on y est, et on n’y est pas d’une certaine manière. On ne participe plus à ce qui se déroule au même niveau que les autres, mais d’une autre façon, en filmant justement. Personnellement, j’aime beaucoup cette position – qui me relie à mon père : j’ai l’impression de davantage comprendre ce qui se passe au moment où j’utilise la caméra, contrairement à ma mère qui, elle, se ressaisit davantage des choses après…
F. B. : … c’est aussi la différence entre le temps instantané du filmage Super 8 et le temps de l’écriture, plus long…
D. E.-B. : Les Années Super 8 est l’alliance de deux choses : d’une part, ce qui est écrit a posteriori et qui est vraiment réfléchi, travaillé…
F. B. : … disons que le récit d’Annie Ernaux autant que votre écriture filmique (la réalisation) composent cette strate temporelle du « présent ».
D. E.-B. : … oui, et d’autre part, le filmage Super 8 d’origine qui est dans l’instant, spontané, que mon père faisait au présent de la vie de famille et qui le rendait heureux.
F. B. : Roger Odin a repéré une sorte de pattern dans les films de famille : des plans récurrents, qu’il appelle « égocentrés » [22] , où l’amateur insiste sur ses propres centres d’intérêt, sur des éléments qui forment une sorte d’autoportrait : parterre de fleurs, voiture, etc. Avez-vous trouvé des plans qui aideraient à caractériser plus individuellement Philippe Ernaux, des images qui permettraient de le cerner en dehors de cette fonction d’époux emmenant sa femme en voyage, de père et de producteur d’images de famille heureuse qui signe Les Années Super 8 ? Sa particularité était seulement de se mettre en retrait au profit de ce qu’il regardait, et de ce qu’il a voulu saisir, de cette vie ?
D. E.-B. : Non, pas de plans de voiture ! Une caractéristique de son regard, qui est dans le film, est la façon dont il décrivait l’aménagement de la maison, ces panoramiques circulaires sur les pièces de vies communes…
F. B. : … une sorte de tour du propriétaire ? Y répondent les panoramiques de paysages, de voyages, plus contemplatifs.
D. E.-B. : Je pense que mon père était très satisfait de son ascension sociale, et qu’il l’a exprimé dans ce filmage de tableaux, de meubles – ma mère le dit dans le commentaire quand elle s’interroge sur « l’étrange désir de Philippe Ernaux de toujours filmer les objets transplantés d’une maison à l’autre »…
F. B. : … désir interprété par la voix comme le besoin de réassurance pour celui qui fut un petit garçon insécurisé par le pensionnat et les déménagements répétés de ses parents.