David Ernaux-Briot et la réalisation de
Les Années Super 8 : repriser les images
et la voix, faire famille
- Frédérique Berthet
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F. B. : Le texte que nous entendons restitue-t-il, sous cette forme élaguée et raccourcie, la chronologie de l’énonciation de l’enregistrement d’origine ? Il est rare, voire impossible, que cela soit le cas.
D. E.-B. : Avec le monteur, on a un peu découpé et remonté – je pense que c’est ce que vous vouliez me faire dire – pour reconstruire le rythme fluide de la voix, lui donner son calme, son unité de diction. Parfois des phrases s’enchaînaient avec naturel à l’oreille, d’autre fois non et alors on pouvait reconstruire la phrase en prélevant des mots sur différentes versions du même passage du récit. Mon attention était d’obtenir une voix qui s’harmonise avec les sentiments suscités, pour chaque séquence, par le rapport texte / image. Le texte que vous entendez dans Les Années Super 8, n’est donc pas celui original enregistré par ma mère. D’autant, qu’il y a eu un travail colossal, de dentelle, effectué ensuite par la monteuse son Rym Debbarh Mounir (normalement on embauche un monteur voix spécialisé, mais on n’avait pas beaucoup d’argent et elle a eu énormément à faire) pour travailler sur la voix : gommer chuintements et sifflements, et tout ce qui pouvait brouiller l’écoute : les hésitations, les raccords d’accent, d’intonation et de modulation, pour éviter, par exemple, d’avoir la voix « en l’air » en fin de phrase ou de paragraphe alors qu’il faut qu’elle redescende si le propos est clos, etc. Je me souviens notamment du son « a » de « La Clusaz » qui était trop perché et qu’il a fallu remplacé par un autre « a ». Cette minutie est déterminante pour créer l’émotion, servir le texte. Donc une fois que le montage image / texte a été calibré pour une durée d’une heure, on a effectué ce second travail sur la matière vocale. La voix off, c’était notre boulot en salle de montage avec les monteurs et la mixeuse Mélissa Petitjean. Telle que vous l’entendez, elle a été modelée par quantité d’effets, qui l’adoucissent, la lissent : c’est une convention du cinéma que j’ai tenu à respecter pour inclure le spectateur dans le dispositif, qu’il ne se sente pas rejeté.
Bruiter, signifier
F. B. : De mon point de vue (et d’écoute !), c’est une des choses très réussies, et poignantes aussi, dans le film, la fabrique de cette voix au naturel du cinéma. Une voix limpide et âgée, critique, attachante, aimante, et mélancolique aussi. Le récit donne une signifiance à l’image, il en guide la lecture. Mais cette voix raconte aussi autre chose du fait que si elle est seule à commenter les images, elle est néanmoins incluse dans un univers sonore global : bruits, sons, et musique originale de Florencia Di Concilio utilisée aussi pour créer des ambiances, des élans emphatiques (la ritournelle me trotte dans la tête !). Le monde sonore que le Super 8 n’a pas enregistré revient par touche, réinventé et stylisé, et raccorde le vécu (passé des personnages) au perçu (par le spectateur). Parmi toutes les voix qui bruissaient dans le monde familial du Super 8, une seule parle aujourd’hui, certes, mais elle est insérée dans un monde vibrant, pluriel : le corps des êtres vivants – votre famille, des passants – bouge à l’écran, tandis que des animaux, des objets, et des éléments naturels s’animent sur la bande son.
D. E.-B. : Tous les sons – qui permettent donc d’obtenir une ambiance complète – ont été placés en postsynchronisation, un peu comme dans les films de Sergio Leone, qui travaillait en auditorium : là, je suis un réalisateur de fiction ! En pratique, cela consiste à rechercher des sons réels (ou des bruitages qui les imitent), et à les monter sur les images. A faire du faux-vrai. Au cinéma, on dit que le son élargit l’image, la creuse, lui donne de la profondeur. Il y a beaucoup d’enregistrements de vents pour les plans extérieurs. Il y a aussi des bruits très caractéristiques, emblématiques : le volet qui claque, la sonnette du vélo, les vagues, etc., des bruits réalistes qui, à mon avis, ont également une fonction mémorielle. Notre intention était de les donner à entendre, qu’ils soient nets, précis, pour que le spectateur se rende compte qu’il s’agit d’une sonorisation a posteriori.
C’est le sens du travail sur la première séquence. On a cherché à reconstituer un univers sonore complet : pendant deux minutes, on suit ce panoramique sur les montagnes brumeuses, le mouvement qui nous fait arriver sur le lac d’Annecy, les bateaux, puis la maison tout en ayant sur la bande-son d’abord du vent, puis la voix, des voitures, des oiseaux. Si bien que lorsqu’on entend ma mère dire « même si les films étaient muets », tous les raccords, qui avaient pu paraître naturels jusque-là, deviennent fiction. Le spectateur va alors devenir particulièrement attentif, je crois, à ce qui arrive immédiatement après : le démarrage de la musique, puis le bruit de la porte qui se rabat derrière ma mère quand elle entre dans la maison et qu’on la voit pour la première fois, avec son manteau noir à capuche, un carton de courses dans les bras. Le spectateur sait donc qu’il entre dans un univers régit par un scénario. Ensuite, à lui de décider : fiction ? réalité ? quelle part de vérité ?
F. B. : Il y a d’autres cas particuliers de détaché du son – comme on le dit des notes sur une partition ou un instrument de musique – par exemple, celui des mouettes au Chili, des remontées mécaniques aux sports d’hiver, ou encore celui du feu d’artifice où vous optez pour une synchronisation image / son qui apporte une touche irréelle, presque inquiétante.
D. E.-B. : Dans la séquence du feu d’artifice, les couleurs éclatent dans la nuit de façon rigoureusement synchronisée avec le son, et même les trajets lumineux sont soutenus, renforcés, par la mélodie du bruitage. Or la perception de ce spectacle dans la réalité est sensiblement différente : le son arrive avec un décalage de quelques secondes, après les éclats de lumière. D’où le sentiment d’étrangeté dans le film. J’ai repris là une convention du cinéma de fiction, avec l’idée de brouiller les frontières du récit autobiographique, d’introduire un trouble avant, entre autres, le montage alterné des Grosses Têtes en Espagne où les procédés de mise en scène deviennent plus manifestes. Cette séquence de pyrotechnie est un exemple en effet de la façon dont le montage fait fictionner le récit.