La voix témoin
F. B. : Alors, en pratique comment a débuté le travail ?
D. E.-B. : J’ai proposé à ma mère d’écrire un texte. Elle seule connaissait toute leur histoire, leur contexte. Au début, elle ne voulait pas parce qu’elle pensait que j’attendais une chronique de notre famille. Et puis, on a discuté, on s’est mis d’accord : on ne parle pas de la famille ! On a alors regardé ensemble toutes les images disponibles, puis j’ai disparu : je n’ai pas donné d’indication sur le contenu, ni demandé de parler de telle ou telle chose. Elle a écrit un texte, avec son écriture, ses préoccupations sociales…
F. B. : … et en s’appuyant sur son journal de l’époque. Cela donne au récit la compétence aigüe de regarder les images et aussi de dévoiler dans l’après-coup ce qu’elles contiendraient secrètement…
D. E.-B. : … oui, et dans un deuxième temps, je lui ai donné un petit micro et elle a enregistré seule chez elle ce texte. C’est là une différence de taille avec l’enregistrement de la voix de J’ai aimé vivre là où une équipe était auprès d’elle.Régis Sauder sait mettre en confiance les personnes avec qui il travaille pour que leurs échanges et leur voix soient naturelles. En fait, enregistrer quelqu’un, même à partir d’un texte, est une opération difficile et Régis Sauder l’a parfaitement réussie. Pour Les Années Super 8, ma mère s’est donc enregistrée seule…
F. B. : … seule mais forte d’une certaine expérience de l’enregistrement chez elle avec Michelle Porte puis Régis Sauder, et forte de votre attente : c’était une solitude habitée en quelque sorte…
D. E.-B. : … elle s’est donc enregistrée tranquillement et à son rythme. C’était pendant le premier confinement : la fenêtre était parfois ouverte, et des petits bruits du dehors entraient, des oiseaux, des pépiements (on ne les entend pas dans le film, on les a enlevés). Ma mère était donc relativement à l’aise, je crois, pour dire son texte, d’autant que je lui avais expliqué que cette bande servirait de voix témoin avant un enregistrement en studio. Ce second enregistrement a bien eu lieu, sauf que cette fois elle s’est trouvé embarrassée ou impressionnée par cette salle aseptisée, purement technique (signal de lumière rouge, elle devant un écran, etc.). Sa voix s’est révélée un peu trop droite, trop dure : elle était stressée par le dispositif et cela s’entendait nettement. J’ai donc décidé de revenir à la voix témoin – qui était très juste, sensible –, ce qui a impliqué ultérieurement un gros travail pour nettoyer la bande originale et en faire quelque chose de beau.
Dès le début du projet, j’avais fait numériser toutes les bobines Super 8. Elles se présentaient comme un assemblage des pellicules de trois minutes environ [19], mises bout à bout (souvent dans le désordre) pour permettre des projections familiales fluides d’une vingtaine de minutes. Avec le monteur Clément Pinteaux, nous avons donc commencé le montage avec ces deux matériaux : les images de mon père numérisées (mais sans la chronologie exacte, que j’ai dû reconstruire au montage), d’un côté, et ce récit vocal de ma mère, de l’autre.
F. B. : Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur « celui qui a tout filmé », comme le présente le commentaire : il est l’auteur de « l’image », indique le générique, un singulier qui souligne l’homogénéité du matériau employé dans votre film (un film d’archives peut tout à fait insérer des prises de vues réelles, ou combiner différentes sources de prises de vue – j’ai en tête les films conservés par la Cinémathèque des Pays de Savoie et de l’Ain déposés par de nombreux amateurs –, ce qui n’est pas le cas ici) et, à travers lui, le regard unique que vous relayez, celui de Philippe Ernaux.
Le procédé Super 8 Kodak, créé en 1964, s’est diffusé d’autant plus vite dans l’espace privé – et, selon une partition genrée, auprès des hommes et des pères de famille qui avaient les moyens de l’acheter – qu’il était très fonctionnel, et était accompagné de relais : des livrets explicatifs, des associations d’amateurs. Que perceviez-vous, enfant, de la pratique de votre père ? Et qu’avez-vous compris, adulte, filmeur à votre tour, et réalisateur : identifiez-vous son style ? Les images que nous découvrons sont très belles.
L’enfant et « celui qui a tout filmé »
D. E.-B. : Quand j’étais petit, je n’ai rien compris. Je voyais mon père filmer, cela faisait partie des choses normales, ordinaires, de notre vie de famille. J’ai appris bien plus tard – par mon grand frère Eric qui a quatre ans de plus que moi, et que j’ai consulté bien sûr pour ce film – que mon père avait un peu potassé, lu des manuels. Ce qu’il en a retenu ? Je le déduis de ce que je vois à présent : il cadre en respectant la règle des tiers…
F. B. : … un principe de composition qui guide le regard, notamment en plaçant le sujet principal dans le tiers droit ou gauche de l’image…
D. E.-B. : … il fait en sorte de dégager un objet, une idée, un ou des personnages principaux, comme si ce qu’il voulait montrer devait être évident. Il avait pleinement saisi que le cadrage induit une idée. Et on constate aussi que les panoramiques allaient lentement, sûrement…
F. B. : … ce qui permet de découvrir progressivement, presque dramatiquement, un lieu, un paysage, une situation et atteste aussi une maîtrise de ce mouvement d’appareil latéral ou vertical, d’autant que Philippe Ernaux combine panoramique et zoom, la caméra pivote dans ses mains pour se rapprocher par l’optique d’un détail dans l’image ou, au contraire, part d’un fragment pour progressivement dégager un ensemble. Si bien qu’on a l’impression que vous avez pu vous appuyer sur un florilège des mouvements fondamentaux d’appareil, en plus que d’une large variété de sujets filmés.
D. E.-B. : Voilà, c’était ce qu’il savait faire. Il avait appris à maîtriser la caméra en nous filmant, et aussi grâce à une sensibilité certaine aux images. Cela explique que ses bobines étaient presque toutes réutilisables pour le film. Au total, cinq-six heures d’archives et donc de rushes, étaient disponibles, qui ont été ramenées au montage à cette durée finale de presque une heure [20].