Pratiques de montage et ornementalité
dans les festivités éphémères au premier
âge moderne

- Caroline Heering
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Fig. 5. J. Appier Hanzelet, La Décoration du collège
des jésuites
, 1623

En re-montant différents temps, le livre de fête se présente donc comme un nouveau spectacle, cette fois destiné à durer pour la postérité, l’événement se voyant transformé en « un monument littéraire mémoriel » [112]. Dans le cas des festivités jésuites que nous avons étudiées, ce nouveau spectacle – certes modeste par sa forme si on le compare à certains livrets de fêtes dont la splendeur des gravures rivalise avec celle des événements qu’elles commémorent – cherche non seulement à magnifier la cérémonie mais aussi à en intensifier les effets, dans le but d’accroître la dévotion. Ce faisant, il tend à présenter la fête comme un univers cohérent et unitaire où ses différents protagonistes (les personnages « de premier rang » comme les plus modestes, les jésuites comme les élèves de leurs collèges, les instances de la ville comme les gens du peuple) s’unissent avec une même ardeur et un même zèle pour honorer les saints. Le propos du livre est bien celui de relier les initiatives individuelles et collectives :

 

Voilà pourquoi toutes les actions qui ont été entreprises au grand jour pour Saint Ignace, dans toute la ville, par la Maison professe ou bien par le Collège, de même qu’elles forment un tout avec l’hommage rendu à Saint François Xavier, il ne serait pas déplacé, j’en suis convaincu, de les relier entre elles au travers de cet ouvrage [113].

 

Il s’agit en somme d’un spectacle remonté – et donc idéologiquement orienté – mais aussi démonté, fragmentaire et toujours partiel. Car ce qui était appréhendable au cours des célébrations par tous les sens et dans toutes les directions ou toutes les dimensions, l’est dans la relation écrite sous la forme d’un récit linéaire, forcément contraint par une lecture déroulée dans le temps. En décrivant le décor d’un espace unitaire comme celui de l’intérieur de l’église par exemple, le livre décompose inévitable ment la réalité en une suite d’éléments juxtaposés et les relie dans un rapport bien différent de celui de leur mise en place spatiale et temporelle. En passant de la fête au livre, le lecteur n’a finalement accès qu’à une perception fragmentée et démembrée de la réalité, une perception qui passe d’abord par les yeux mais aussi par les mots du narrateur. Les relations font d’ailleurs régulièrement allusion à l’impuissance de la vision face à l’univers saturé et englobant du spectacle, comme nous l’avons vu. Mais à la difficulté de voir, se superpose dans le livre une difficulté pour le narrateur de décrire un tel montage :

 

Ces arcs habillés de soie purpurine, (…) dix dames distinguées de premier rang (…) mirent en commun leurs gemmes et toute leur toilette pour les décorer, avec tant d’élégance et d’opulence qu’aucune plume, à les décrire, ne pourrait être à la hauteur, quand aucun œil, à les voir, n’a pu saisir une si grande magnificence [114].

 

Pour pallier son incapacité à rendre compte du visible, et plus généralement des effets synesthésiques de l’éphémère, le texte ruse de stratégies rhétoriques destinées à faire revivre à sa manière l’expérience du merveilleux. A côté de la profusion de détails dans les descriptions, hypotyposes, prétéritions, métonymies, synecdoques sont autant d’expédients rhétoriques qui permettent une retranscription efficace de l’expérience immersive de la fête, à condition toutefois de convoquer l’imagination du lecteur, laquelle doit opérer un assemblage de toutes les composantes du montage.

Par ailleurs, bien que les récits que nous avons étudiés ne soient pour la plupart pas illustrés, dans d’autres livrets de fête, c’est le recours à l’image qui permet de suppléer à ces défauts du texte, image et texte formant alors un nouveau montage figural [115]. Dans la relation française de Pont-à-Mousson, tout en reconnaissant la faiblesse du texte, l’auteur renvoie à l’image gravée qui demeure malgré tout incapable de rendre compte de l’éclat et des couleurs de la parure de l’autel. Elle ne sert par conséquent que de support à l’imagination :  

 

[l’autel] estait d’une majesté et beauté admirable à ceux qui ont eu le bonheur de le voir, et peu concevable à ceux qui s’en figureront l’idée que sur le simple recit, ou sur la nue description. En voici le griffonnement plus propre à donner quelque ouverture à l’imagination, qu’à former une conception sortable à la piece, veu mesmement que le brillant de l’or, l’esclat des couleurs, et beaucoup d’autres enrichissements defaillent icy, en l’aggreable assortiment et symmetrie desquels consistoit une bonne partie de la beauté de l’ouvrage [116].

 

Bien que les images semblent plus aptes que les textes à rendre compte de l’expérience visuelle [117], comme de la totalité et de l’unité de l’assemblage festif (en en lissant toutes les composantes, comme on l’a vu), elles ne peuvent pourtant pas rendre compte de la succession dans le temps, de la finesse des détails de l’ornement ou encore de la tridimensionnalité des décors perçue par le spectateur qui se déplace dans l’espace. Les stratégies de l’image s’apparentent alors encore à une fragmentation ou un démontage visuel de l’unité du tout. Il en est ainsi du procédé qui consiste à exposer les deux faces d’un même arc de triomphe sur deux planches différentes afin d’en illustrer l’ensemble, ou encore de celui qui consiste à éclater sur une même page les différentes pièces du montage afin de mieux en illustrer les différents détails, comme c'est le cas dans ce même livret des fêtes de Pont-à-Mousson (fig. 5). Cette pratique trouve une justification explicite dans le texte qui accompagne la planche, dans lequel, après avoir décrit les cartouches suspendus aux doubles colonnes de la cour du collège, l’auteur précise : « Ce qui estant mal aysé à remarquer au petit espace, auquel tout est reduit, nous avons comme desmembré une de ces pieces, que vous verrez couchée à vous representer tout le reste, et en recognoistre les mesures à proportions » [118]. Ce qui était ajouté, assemblé, juxtaposé sur l’édifice se trouve ici démonté, isolé et démembré. Si ce démontage visuel permet au lecteur de se représenter tout le reste, comme l’indique la relation, il s’agit aussi, en assemblant texte et image, de présenter toutes les pièces du montage des festivités, pour permettre une reconfiguration, certes partielle, mais orientée et efficace, de l’événement festif, intention implicite vers laquelle converge finalement l’ensemble du texte et des images appelés à marquer durablement la postérité.

 

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[112] C. Biet, « Les monstres au pied d’Hercule. Ambiguïtés et enjeux des entrées royales ou l’encomiastique peut-elle casser les briques ? », XVIIe siècle, 212 (2001), pp. 383-403.
[113] Quaecumque itaque vel a Domo Professa, vel a Collegio tota in urbe S(ancto) Ignatio sunt exhibita, sicuti cum Honore S(ancti) Francisci Xaverii cohaerent, ita opere ipso connectere, non alienum fore mihi persuasi (Honor, p. 4).
[114] Hos arcus una cum columnis holosericeo murice vestitos decem lectae principes matronae non nobilitate minus quam erga sanctos Patres pietate illustres, sancta conspiratione aemulo ad posteritatem exemplo collatis in commune gemmis omnique mundo muliebri, tanta vel elegantia vel opulentia exornarunt, ut nullus scribendo calamus par esse possit, quando nullus videndo oculus capere tantam majestatem potuit (Triumphus, p. 10).
[115] Sur cette question du rapport entre texte et image dans les relations de fête, voir : R. Dekoninck et A. Guiderdoni, « L’image entre texte programmatique et performance festive », art. cit.
[116] Les honneurs et applaudissements rendus par le college de la Compagnie de Iesus, op. cit., p. 5.
[117] Voir sur cet aspect : H. Zerner, « Looking for the unknowable: the visual experience of renaissance festivals », dans Europa Triumphans, op. cit., pp. 75-98 ; R. Dekoninck, « Framing the Feast. The Meanings of Festive Devices in the Spectacle Culture of the Southern Netherlands », art. cit.
[118] Les honneurs et applaudissements rendus par le college de la Compagnie de Iesus, op. cit., p. 31.