Pratiques de montage et ornementalité
dans les festivités éphémères au premier
âge moderne

- Caroline Heering
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Aussi, la richesse d’une donation se mesure-t-elle à la libéralité, et donc à la piété, de son donateur : dans l’église de Bruxelles, la statue de la Vierge portait « une couronne remarquable par la splendeur et le prix si admirables de leurs gemmes qu’on concevait aisément la piété et l’assiduité des trois nobles dames qui y avaient placé leurs trésors et leur peine » [69]. Car, dans la mentalité du XVIIe siècle, la richesse extérieure est toujours l’exact reflet d’une richesse ou une éducation intérieure, la notion s’entendant à la fois sur un registre esthétique et moral [70]. Si l’étalage des richesses permet de célébrer la sainteté, cet éclat se reflète aussi dans la personne du donateur qui a financé l’objet, comme l’illustre l’entrée « Magnifique » du dictionnaire de Furetière :

 

Celuy qui est splendide, somptueux, qui se plaist à faire depense en choses honnestes. C’est la principale qualité des Princes, d’estre magnifiques. Le magnifique ne fait estat des richesses, que pour faire paroistre la grandeur de son ame, sa liberalité. On le dit aussi des choses qui ont de l’éclat, et qui ont beaucoup cousté, de la dépence qu’on fait pour paroistre. On a fait au Roy une entrée magnifique […] [71].

 

Et puisque la fête s’inscrit par principe dans une économie du don et de la perte, comme l’avait bien souligné Georges Bataille [72], on ne sera pas étonné de trouver dans ces relations nombre de mentions de ces dons (souvent des ornements liturgiques) exhibés lors des cérémonies religieuses. Que ces objets somptueux aient été donnés dans des circonstances différentes, parfois bien antérieures aux festivités, importe peu : il s’agit de mettre en évidence un principe de perte et d’étalage des richesses qui garantit la somptuosité de l’événement.

Les dépenses engagées dans les festivités, la diversité des initiatives et, d’une manière générale, l’accumulation d’ornements ne trouvent donc de justification que dans le cadre de la dévotion et du culte envers les saints. Cette collusion entre cultus et ornatus est d’ailleurs particulièrement parlante au regard de l’étymologie du mot cultus, comme l’a bien mis en évidence Georges Didi-Huberman :

 

Cultus – le verbe latin colere – a d’abord simplement désigné l’acte d’habiter un lieu et de s’en occuper, de le cultiver. C’est un acte relatif au lieu et à sa gestion matérielle, symbolique ou imaginaire : c’est un acte qui nous parle simplement d’un lieu œuvré. (…) C’est pourquoi l’adjectif cultus est lié si explicitement au monde de l’ornatus et de la « culture » au sens esthétique du terme. (…) Alors, la demeure « œuvrée » sera par excellence la demeure du dieu, dans laquelle la relation profane – « habiter avec », « habiter dans » – s’ouvre à une réciprocité rassurante, protectrice, sacralisée : « Comme le dieu qui habitait un lieu en devait être le protecteur naturel, colere, en parlant des dieux, a pris le sens de “se plaire à, habiter dans, avec”, puis “protéger, chérir” (…) et colo a désigné vice versa le culte et les honneurs que les hommes rendent au dieux, et a signifié “honorer, rendre un culte à” » [73].

 

Rendre un culte aux saints, les honorer, c’est créer un lieu œuvré et l’orner. Aussi, dans les fêtes de canonisation, l’ornement est-il placé dans un régime de l’excès, tout en étant doté d’une valeur positive et réellement opérante : plus qu’une simple parure, il revient de droit à la chose ornée, car rien n’est trop beau pour honorer, c’est-à-dire orner, Dieu et les saints. En ce sens, dans ce contexte post-tridentin, l’ornement n’est pas sans renouer avec la signification qu’il avait acquise au moyen âge. L’ornatus a au moyen âge le sens d’équipement, et les ornamenta désignent ce qui porte la fonction d’une chose à sa perfection (comme la voile du navire, l’armure du guerrier) et la rendent donc digne d’être célébrée par le moyen d’une « ornementation » qui fait voir, sur un mode sensible, sa dignité propre [74]. Si les instruments liturgiques (qu’on appelle justement les ornamenta) sont somptueusement décorés, c’est parce qu’ils sont indispensables à la liturgie qui a pour fonction de célébrer le Créateur. Dans le lieu de culte, la beauté de l’ornement tirait sa légitimité d’un principe anagogique : c’est par sa matérialité assumée, et même dans cette matérialité, que s’opère l’accès au spirituel. Autrement dit, « faire apparaître la gloire ou la rendre sensible dès ici-bas, c’est la faire exister sur un mode sensible – celui d’une apparition réelle et non d’une simple apparence » [75]. D’où le sentiment pour le fidèle, dans le lieu ecclésial, de changer de monde, de se situer « dans une région extérieure à la sphère terrestre, qui ne serait pas tout entière dans sa fange ni dans toute la pureté du ciel » [76].

Or, comme nous l’avons signalé pour les festivités jésuites, c’est bien ce sentiment de métamorphose de l’église en lieu céleste que le montage d’objets précieux dans les églises tend à suggérer, l’articulation entre spirituel et matériel étant conférée à l’ornement qui, par son éclat, sa brillance et son reflet, transforme les richesses sensibles en pur or spirituel. L’insistance sur l’abondance et la variété de l’ornement, comme sur les qualités tactiles des matériaux, corollaire de la métamorphose du sanctuaire en lieu devenu lumière, trouve d’ailleurs pleinement sa justification dans le cadre de la spiritualité jésuite. Comme l’a bien montré Ralph Dekoninck, la spiritualité jésuite se caractérise par une importance accordée à la dimension sensible de l’expérience spirituelle, la contemplation consistant précisément « à faire appel à la sensibilité pour éprouver intérieurement mais aussi extérieurement la rencontre avec le divin » [77]. C’est précisément la contemplation de la variété et de l’abondance de la Création qui devait permettre au spectateur d’effectuer le mouvement d’élévation spirituel visant à s’approcher au plus près du divin.

Mais encore, comme nous l’avons vu, ce rassemblement d’objets précieux dans les églises a pour effet une dissolution de l’espace sacré, laquelle tend aussi paradoxalement à en unifier toutes les composantes, suggérant ainsi l’unité du royaume céleste. Il s’agit là précisément du sentiment d’homogénéité et d’unité qui, à côté du registre des intentions, sous-tend les descriptions de l’appart festif, en nous emmenant cette fois dans le registre des effets et de l’expérience de la fête. L’accumulation, l’abondance, la superposition d’objets, mais aussi le fragment, l’éclat, la brillance semblent nourrir le caractère enveloppant, englobant ou immersif du montage. Et l’on serait tenté d’affirmer que les nombreux textiles qui tapissent toutes les parois des sanctuaires et des autels, dont on décrit avec une extrême minutie les bordures, les passementeries, les broderies tissées de fil d’or et d’argent, comme les perles ou les gemmes qui les ornaient, devaient encore ajouter au sentiment d’enveloppement rassurant du spectateur, comme à l’impression d’une saturation visuelle complète du sanctuaire. Les textes font d’ailleurs régulièrement allusion à l’hyper-sollicitation visuelle du spectateur, qui ne sait littéralement plus où donner de la tête : « Quel que fût en effet l’endroit où les yeux se posaient, tout y était en or, tout en argent, et les couleurs les plus exquises partout s’y mêlaient » [78]. Dans les relations, le lecteur est à son tour amené à revivre cette hyper-sollicitation visuelle car le degré de précision des descriptions du décor le noie et l’immerge dans une abondance de détails et de fragments, en même temps qu’il contribue à donner l’impression d’un environnement total. Dans la relation de Bruxelles, le narrateur est forcé de reconnaître l’impuissance de la vision face à la profusion du montage et à l’omniprésence du spectacle, même si son regard, à travers lequel le lecteur visualise le spectacle, structure et oriente l’appréhension de la totalité : « je ne peux nier que beaucoup de détails ont échappé au regard, tout attentif qu’il fût, de ceux qui observaient soigneusement le tout, mais il est temps de reprendre le chemin de l’entrée, où de nouveaux spectacles apparaissent près du jubé et des portes du temple » [79]. On saisit là aussi toute l’efficace de cette saturation du montage, qui a pour effet d’éviter l’ennui : « aucun spectateur n’a quitté repu ou lassé ce théâtre des honneurs divins et de l’apothéose. Cependant, bien d’autres spectacles nous appellent à travers l’édifice entier » [80].

 

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[69] Ipsa coeli regina et insidens maternis ulnis Dei Filius redimito vertice coronam ferebat tam mirando gemmarum splendore ac pretio illustrem, ut trium principum feminarum, quae thesauros et laborem eo contulerant, facile pietatem et industriam colligeres (Triumphus, p. 16).
[70] Voir E. Coquery, « “Rien d’éclatant n’y manque”. L’esthétique et le statut des arts du décor en France dans la première moitié du XVIIe siècle », dans Un temps d’exubérance. Les arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche, éd. par C. Gougeon, catalogue d’exposition, Galeries nationales du Grand Palais à Paris, 9 avril-8 juillet 2002, Paris, Réunion des musées nationaux, 2002, p. 54.
[71] A. Furetière, Dictionnaire universel…, op. cit., s.v. magnifique.
[72] Voir G. Bataille, La Part maudite, précédé de La Notion de dépense, introduction de J. Piel, Paris, Minuit, 1967.
[73] G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Editions de Minuit, « Critique », 1992, pp. 111-112.
[74] J. Baschet, J.-C. Bonne et P.-O. Dittmar, Le Monde roman par-delà le Bien et le Mal. Une iconographie du lieu sacré, Paris, Les éditions arkê, 2012, p. 46.
[75] Ibid., p. 47.
[76] Suger, De administratione, p. 134, cité dans Ibid., pp. 47-48.
[77] R. Dekoninck, « Beauté et émotion. Du statut incertain du plaisir dans la littérature spirituelle illustrée des seizième et dix-septième siècles », dans The Stone of Alciato. Literature and Visual Culture in the Low Countries. Essays in Honour of Karel Porteman, Louvain, Peeters, 2003, pp. 945-960. Voir aussi du même auteur : Ad imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVIIe siècle, Genève, Droz (Travaux du Grand Siècle, XXVI), 2005.
[78] Quidquid enim id erat, in quod oculi conjiciebantur, totum id erat aureum, totum argenteum, intermixtis praestantissimis quibusque coloribus (Honor, p. 17).
[79] Negare non possum quin omnia solicite lustrantibus quantumvis curiosos oculos multa effugiant, sed tempus est pedem ad limen referre, ubi se ad odaeum et templi valvas nova aperiunt spectacula (Triumphus, p. 18).
[80] Ab isto divinorum honorum apotheoseosque theatro nemo satiatus, nemo fatigatus spectator abscessit. Avocant nos interim alia atque alia totam per aedem spectacula (Triumphus, p. 13).