Pratiques de montage et ornementalité
dans les festivités éphémères au premier
âge moderne

- Caroline Heering
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7 8 9

Si la relation consacre de longs passages à l’explication du message véhiculé par cet ensemble de textes, d’images, de costumes, d’objets, de chars, d’allégories, de musique – un ensemble au sein duquel chaque élément paraît signifiant –, il y a pourtant fort à douter que l’iconographie savamment mise en œuvre par de tels montages ait été compréhensible par tous. Dans cette perspective, l’hypothèse que l’on défendra ici est que l’essentiel de la communication du spectacle ne résiderait pas tant dans la signification délivrée par l’assemblage de ces signes visuels et auditifs que dans le montage lui-même, avec ce que ce rassemblement de signes, de matières et de formes suppose en termes de variété, d’étrange, de surprise ou d’illusion. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les relations insistent de manière récurrente sur les effets procurés par ces montages spectaculaires. La description des peuples et rois de l’Inde est par exemple l’occasion de souligner la variété des costumes, leur rareté – les armes du roi d’Amanguei sont apportées à grand frais depuis les limites extrêmes du Japon –, leur étrangeté ou leur beauté – comme c’est le cas du char marin dont, nous dit la relation, « on aurait de la peine à expliquer à quel point ce dernier plut par sa grandeur et son éclat » [23]. La vraisemblance des décors est également soulignée, à l’image par exemple du rhinocéros supportant le roi d’Amanguei, qui « n’était pas très différent d’un vrai, que l’on regarde la taille ou la laideur du corps » [24]. Grâce à une « variation relevée », il s’agit finalement, comme l’explique encore cette relation, de plaire, de divertir et de solliciter l’attention du peuple, « d’apporter plus de plaisir et moins de satiété, qui au milieu de tant de plats pouvait facilement s’emparer d’un public fatigué » [25].

Autrement dit, le sens de ce montage ne résiderait pas tant dans son aspect symbolique que dans son aspect esthétique (compris au sens premier d’expérience sensible ou d’aesthesis), l’efficacité du montage herméneutique se voyant en quelque sorte confiée, voire absorbée par le montage décoratif qui le présente et en accompagne émotionnellement la réception. Au sein du programme de persuasion élaboré par les jésuites, visant à susciter et à nourrir la dévotion des fidèles, cet aspect décoratif (ou ornemental) du montage semble en effet jouer un rôle essentiel, sollicitant, davantage que les facultés intellectuelles, les facultés perceptives et affectives. L’ensemble est ainsi destiné à agir émotionnellement sur le spectateur et à participer pleinement de l’expérience religieuse. Car il s’agit surtout, avec ces spectacles, d’instruire « les esprits des gens simples, qui sont surtout affectés par le sens des yeux » [26].

Pour aller plus avant dans cette direction, et pour comprendre selon quelles configurations s’opère le montage de l’éphémère, il est nécessaire de se tourner vers le point d’orgue de la célébration, là où se concentre l’essentiel du décor : l’église. Les longues descriptions que les relations jésuites consacrent à la parure spectaculaire dont est revêtu le lieu rituel attestent d’une abondance infinie d’ornements. La toute nouvelle église jésuite d’Anvers – un « temple de marbre », comme on l’appelait alors, d’un luxe et d’une somptuosité inégalée aux Pays-Bas [27] – revêt à cet égard une valeur paradigmatique. Car, comme le précise la relation, « bien que ce temple si majestueux semblât manquer le moins du monde d’ornements pris ailleurs, la piété du peuple d’Anvers ne toléra pas cependant qu’il en soit privé. Bien au contraire, elle voulut que l’on y ajoute des éléments à la hauteur de l’ouvrage dans son ensemble et surtout du triomphe de saint Ignace » [28]. A la splendeur de son décor pérenne, s’ajoute celle de la parure spectaculaire, qui métamorphose l’espace sacré : « car si vraiment quelque endroit, dans le temple tout entier, d’aventure n’étincelait pas assez de par son marbre, de très riches tapis le couvraient de lin » [29]. La longue description du décor éphémère de l’église fait en outre mention, à côté des traditionnelles peintures des martyrs de la Compagnie de Jésus et des effigies sculptées ou brodées des saints Ignace et François Xavier, d’une multitude de vases remplis de fleurs, de parfum ou d’encens, de candélabres garnis de cierges, de lustres, de parements d’autel somptueux brodés de fils d’or et d’argent, d’arbres en or, de reliques, d’ostensoirs,… autant d’objets qui devaient conférer à l’église l’apparence des cieux sur la terre :

 

[…] il y avait partout une telle splendeur, une telle majesté des ornements, et un ordonnancement – qui plaît avant tout –, et une espèce d’éclat régulier, que ceux qui le contemplaient plus attentivement auraient pu faire leurs les mots de Saint Fulgence : Comme elle peut être belle, la Jérusalem céleste, si resplendit ainsi non pas la Rome, comme il l’écrit, mais l’Eglise terrestre [30] !

 

Ce qu’illustrent tout d’abord ces descriptions de l’apparat festif dans les églises, à Anvers comme dans les autres sanctuaires de la Compagnie, c’est que ce montage ou ce rassemblement d’objets procède d’une logique d’accumulation, d’ajout ou de recouvrement. Or il s’agit là, au cours de la première modernité, d’une dynamique proprement ornementale.

Comme on peut en effet le lire dans le dictionnaire de Furetière [31], avant de se définir comme une matière ou un motif, l’ornement est avant tout compris, à l’époque, comme le résultat d’un verbe : il est ce qui s’ajoute à une autre chose pour la parer, l’embellir, et donc la transformer. Il n’est pas donné d’emblée comme un objet fixé dans l’espace et immuable dans le temps, mais revêt un caractère circonstanciel. On est d’ailleurs frappé par l’insistance de Furetière sur ce caractère éphémère de l’ornement : les ornements sacerdotaux sont ceux des prêtres quand ils officient, les ornements royaux sont ceux du roi à l’occasion de son sacre ou de cérémonies, on change les ornements de l’église suivant les fêtes. L’ornement, ou ce qu’il convient plutôt de désigner aujourd’hui comme l’ornemental [32], est donc le fruit d’un acte qui définit une temporalité particulière, relevant de l’extraordinaire, et revêt une importance toute particulière dans les festivités éphémères. Cet acte dont il est question est bien celui qui consiste à appliquer des « marques » sur un porteur (une surface comme le corps humain – celui des prêtres, des prélats, du roi et des femmes précise Furetière –, mais aussi les autels, la sacristie, l’église et l’architecture), autrement dit, un acte qui consiste à couvrir, parer, encadrer ce porteur ou cette surface. Plus qu’un objet, qu’une forme ou qu’une matière, l’ornemental doit être compris comme le résultat d’une intention humaine et comme prise de possession d’une surface [33]. En ce sens, c’est toute la fête – avec sa parure festive qui habille et embellit l’espace urbain, l’espace sacré et les protagonistes vivants – qui procède de l’ornemental. On ne sera dès lors pas étonné de l’omniprésence du terme ornement (ornatus, ornamentum) dans les livrets de fête. Tout, pour ainsi dire, peut faire ornement dans les festivités, depuis les gemmes ornant les statues des saints, jusqu’au tapissage de verdure, de peintures et de textile qui décore le sanctuaire et les rues de la ville, en passant par les feux d’artifice :

 

Après cela, tandis que poignait la journée du 24, la cité se jeta corps et âme dans l’élaboration d’un nouvel ornement. Ce jour en effet voulut lui aussi consacrer ses propres ornements aux rues que la nuit avait éclairées des feux dont on vient de parler. C’est pourquoi, partout où une procession devait être faite (…), les toits des maisons commencèrent à se vêtir de branches et parfois d’arbres entiers, les portes et les premiers étages à s’orner de tapis d’une grande richesse (…) ; à quoi les gens plus fortunés ajoutèrent de très nobles images ou tout ce qui pouvait se trouver de rare dans une si grande cité marchande [34].

 

Penser le montage de la fête comme participant d’une logique ornementale c’est donc non seulement attribuer une valeur esthétique à ce montage (avec ce qu’elle charrie de beauté, de grâce et de merveilleux, un champ lexical qui caractérise justement ces relations de fête), mais c’est aussi attribuer une valeur en quelque sorte ontologique au montage en lui-même, c’est-à-dire considérer l’acte d’assemblage, d’accumulation ou d’ajout en tant que tel, lequel prend tout son sens, comme on le verra, dans le cadre des intentions humaines, mobilisées lors des fêtes de canonisation par la piété et la dévotion envers les saints.

 

>suite
retour<
sommaire

[23] Qui ultimus magnitudine ac splendore quantum placuerit, vix explicari potest (Honor, p. 44). 
[24] Accessit qui Regem ferebat rhinoceros viventi non dissimilis, sive magnitudinem, sive corporis deformitatem, quae in his animalibus decori esse solet, inquireres (Honor, p. 44). 
[25] …tum etiam ut varietate hac condita pompa voluptatis plus haberet, satietatis minus, quae facile in tanto numero ferculorum poterat apud defessum populum obrepere (Honor, p. 45).
[26] In iis enim exstruendis consilium exstitit, ut rudiorum animi, qui oculorum potissimum sensu capiuntur, ejusmodi spectaculis aptius de Vitis SS. nostrorum instruerentur (Honor, p. 27).
[27] L’église est construite entre avril 1615 et septembre 1621. Pour une bibliographie sur l’édifice, voir notamment : P. Lombaerde éd., Innovation and Experience in the Early Baroque in the Southern Netherdands. The Case of the Jesuit Church in Antwerp, Turnhout, Brepols (Architectura Moderna. Architectural Exchanges in Europe, 16th-17th Centuries, vol. 6), 2008.
[28] Nam etsi templum adeo augustum, ornamentis aliunde sumptis minime indigere videretur : iis tamen ut careret, Populi Antverpiensis pietas non permisit. Imo vero ea adjicere voluit, quae operi universo, et quod maximum, S. Ignatii triumpho, responderunt (Honor, p. 15).
[29] Quod si quis vero locus toto in templo forsan non suo satis splenderet marmore, eum e bysso tapetia ditissima vestierunt (Honor, p. 18-19).
[30] Jam vero quantum ad Aram templi principem attinet, ceterasque quatuor minores, tantus ubique splendor, tanta ornamentorum erat majestas, et qui placet maxime, ordo rerum, et concinnus quidam nitor, ut eum qui curiosius intuerentur, illud S. Fulgentii usurpare possent : Quam speciosa potest esse Ierusalem caelestis, si sic splendet, non Roma, ut ille, sed Ecclesia terrestris (Honor, p. 16-17).
[31] A. Furetière, Dictionnaire universel…, op. cit., s.v. ornement : « Ce qui pare quelque chose, ce qui la rend plus belle, plus agréable. Les personnes modestes portent des habits tout unis et sans ornements, sans dentelles, boutons, broderies. On appelle ornements sacerdotaux et pontificaux, ceux dont se revestent les prestres et les prelats quand ils officient ; ce qui s’estend aussi aux parements de l’autel, aux dais, et aux autres choses semblables. On va voir la sacristie d’une telle église pour la beauté des ornements qui s’y trouvent. On change d’ornements suivant les festes qui se rencontrent. L’église a diverses couleurs, il faut autant de sortes d’ornements. On dit aussi des ornements royaux, dont le roy est revestu dans son sacre et les autres grandes ceremonies. »
[32] Pour un état de la question récent sur l’ornemental, voir les numéros de revue suivants : Perspective. La revue de l’INHA (Ornement/Ornemental), 1 (2010/2011) et Images re-vues (Inactualité de l’ornement), 10 (2012) ; et l’ouvrage : R. Dekoninck, C. Heering et M. Lefftz éd., Questions d’ornements. XVe-XVIIIe siècles, Turnhout, Brepols (Théorie de l’art), 2013.
[33] Sur cette approche de l’ornemental, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse de doctorat, en cours de publication : C. Heering, Les sens de l’ornemental au premier âge moderne. Une étude du cartouche au regard de l’œuvre de Daniel Seghers, thèse de doctorat (R. Dekoninck et M. Lefftz dir.), Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 2014.
[34] Post haec, ut dies 24 eluxit, in novum ornatum effusa civitas. Plateis enim, quas nox ignibus praedictis illustrarat, dies quoque ornamenta sua impendere voluit. Igitur quocumque Supplicatio deducenda, quod fere per urbis plateas praecipuas, fastigia domorum ramis ac integris subinde arboribus vestiri, fores primaeque contignationes ditissimis ornari tapetiis coeptae : quibus nobilissimas picturas, aut si quid rarum in tanto emporio erat, ditiores addiderunt. Certe domus singulae, spectacula credi poterant, in quibus divitias tum vere Antverpiae videre licitum (Honor, pp. 26-27).