Pratiques de montage et ornementalité
dans les festivités éphémères au premier
âge moderne

- Caroline Heering
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Il en va de même du côté de la décoration urbaine. Bien que chaque maison décorée, prise séparément, pouvait passer pour un spectacle, comme le précise la relation d’Anvers [81], la somme des initiatives et des objets ne se laisse pas représenter, dans les textes qui en rendent compte, comme un ensemble fragmenté composé d’éléments juxtaposés. Au contraire, en insistant sur la continuité entre les différents pegmata, les récits de fête semblent plutôt donner l’idée d’une totalité englobante. Ainsi, à Dunkerque, à côté des autels qui furent érigés en divers endroits, les quartiers « s’entendirent pour orner les façades des maisons, si bien que l’ensemble des rues semblaient former un autel en continu » [82]. A Douai, de même, l’entièreté de l’appareil est décrit comme « exceptionnel et plus ou moins continu » [83]. Quant à Louvain, la relation nous apprend qu’un revêtement textile permettait de cacher, et donc d’unifier ou de lisser, l’hétérogénéité des bâtiments du collège qui rassemblait trois constructions attenantes [84]. Mais c’est ici encore l’ubiquité des initiatives, corollaire à l’omniprésence des décors, qui garantit l’homogénéité de l’ensemble, une homogénéité que la rhétorique ekphrastique semble apte à traduire par l’usage de procédés métonymiques. C’est d’une synecdoque, par exemple, dont use l’auteur de la relation manuscrite de Dunkerque pour transformer la somme des feux festifs, à l’échelle de la ville, en un véritable bûcher : « Toutes les rues brillaient de divers feux, de pots à feu sur des mâts de fort grande taille, en si grande variété et quantité que toute la cité semblait s’être transformée en un bûcher… » [85].

Le spectacle qui s’étend à l’ensemble de la ville, désormais couverte de lumières, de textiles, d’ornements et de constructions plus ou moins spectaculaires, en bref d’une parure festive analogue à celle de l’église, semble opérer une sorte de sacralisation de l’espace public. Cette dissolution des frontières entre espace sacré et profane apparaît bien comme un autre ingrédient de l’homogénéité spectaculaire. Elle recoupe un effacement des frontières entre les espaces intérieurs et extérieurs – puisqu’à la lecture des relations on ne saisit pas toujours où se situe le regard du narrateur, décor intérieur et décor de la façade du sanctuaire semblant se confondre – mais aussi une confusion entre l’architecture éphémère et pérenne. La relation d’Anvers nous apprend par exemple que les façades des rues participent au décor des théâtres. Le théâtre érigé sur la Grand-Place, nous dit-on, est étendu aux façades des maisons, les unes étant habillées de tissu bleu parsemé de lys d’or et les autres de tissu pourpre, afin de servir de décor au combat qui s’y joua [86].

A la fusion des espaces sacrés et profanes, éphémères et pérennes, se superpose encore une fusion, ou plutôt une confusion, entre les différentes composantes convoquées par le montage, qui est aussi une confusion entre l’artifice et le naturel ou entre le fictif et la réalité. Les relations ne cessent tout d’abord d’insister sur la vraisemblance des décors, lesquels imitent la nature à s’y tromper, si bien que la rivalité entre nature et artifice apparaît comme un véritable topos de ces relations de fête – comme elle l’est d’une manière plus générale du genre de l’ekphrasis. On mentionne ainsi des statues réalisées « avec un tel talent qu’elles semblaient en quelque sorte vivre et respirer » [87] ; des panneaux peints d’anges dont le visage et la gestuelle « étaient tels qu’on aurait de la peine à trouver quelqu’un qui, en les voyant pour la première fois, ne serait pas convaincu de voir des vrais jeunes gens en vie, et non des artefacts peints » [88] ; des fleurs artificielles « qu’avec grand art on avait façonnées aussi vraies que les fleurs naturelles des jardins » [89] ; ou encore des automates (« des images et des statues fonctionnant comme des acteurs ») dont la « ressemblance avec des corps vivants et leur mobilité de tous les côtés étaient telles qu’il ne leur manquait rien si ce n’est la parole » [90]. Si l’art et la nature sont donc placés sous le signe de la compétition, c’est aussi une émulation entre les différents médiums que ces textes nous donnent à lire, laquelle rejoint à certains égards une rivalité entre l’art (ou la manière) et la matière – « l’élégance rivalisant avec l’opulence pour honorer les saints » [91]. Les textiles et les bijoux précieux sont plus particulièrement le lieu de ce genre de compétition, comme on peut le lire à propos de la parure vestimentaire des statues des saints, réalisée avec un tel éclat qu’on peut « difficilement décider s’il faut préférer l’art au prix, ou au contraire le prix à l’art » [92], ou bien à propos de chasubles et dalmatiques dont « on hésiterait quant à savoir si c’était la matière qui surpassait l’art ou l’inverse » mais si habillement cousues, poursuit la relation, qu’elles « semblaient faites au pinceau et non à l’aiguille » [93]. Qu’il s’agisse de sculptures, de panneaux peints, de végétaux artificiels, de textiles, de chars de procession ou encore d’automates, tous ces décors éblouissent tout autant qu’ils trompent le regard attentif des amateurs et des experts : à Dunkerque, par exemple, le char de François Xavier en forme de navire était construit de telle manière qu’« il ne paraissait nullement différent des navires de guerre qui mouillaient dans le port », trompant les spécialistes de la navigation qui, ébahis et stupéfaits, « s’étonnaient qu’on ait pu disposer si convenablement et si habilement cette variété et cette abondance de poulies, de cordes et de câbles dans une chaloupe de pêche » [94].

Mais l’illusion provoquée par la vraisemblance des décors ne se réalise pleinement que parce qu’elle fait écho au mélange et à la fusion de toutes les composantes du montage, qu’elles soient bidimensionnelles ou tridimensionnelles, artificielles ou vivantes, inanimées ou animées. Ainsi, à côté des végétaux simulés (réalisés en papier, en tissus, en feuilles de métal, en cire), les relations font mention de végétaux, de fruits et de légumes réels (laurier, lierre, palme, fruits, raves, radis, etc.) qui se confondent avec les végétaux artificiels – une confusion que le lecteur du texte est d’ailleurs amené à revivre, à sa manière, puisqu’à la lecture, on ne situe pas toujours très bien la limite entre les matériaux de l’art et ceux de la nature, ni d’ailleurs entre le décor végétal éphémère et celui, pérenne, de l’architecture sur lequel il se greffe. Mais encore, tandis que des anges (vraisemblablement des panneaux peints découpés) suspendent des guirlandes de fleurs réelles [95], les statues des saints tiennent dans leurs mains les feuilles de la victoire (palmes ou lauriers réels). Les tableaux, quant à eux, s’ornent de végétaux réels qui dialoguent avec la représentation qu’ils dépeignent, comme à Bruxelles, où « autour du tableau, se serraient des coupes que des branches aux feuilles naturelles recouvraient de verdure et auxquelles se mêlaient les images des saints pères, reproduisant une forêt urbaine, pour le plus grand plaisir des yeux » [96].

Si les relations nous décrivent des décors qui semblent donc estomper les frontières entre l’artifice et la nature, mais aussi entre les arts, c’est encore la frontière entre les arts et la vie qui semble se dissoudre pour former un espace-temps continu et cohérent. Les protagonistes vivants du spectacle, dans le cortège et les théâtres, déguisés et travestis, se mêlent et se confondent avec les figures peintes, sculptées et les automates, constituant de la sorte une autre composante, vivante cette fois, du montage spectaculaire. La relation imprimée d’Anvers nous apprend par exemple que la scène d’un théâtre (tableau vivant) « était entièrement représentée ici par des [acteurs] vivants, là par des statues – sans que l’on puisse dire lesquels le firent avec le plus de bonheur » [97]. La relation manuscrite du même événement, en évoquant les automates de ces mêmes théâtres, insiste davantage encore : « Mieux (chose admirable) : même ceux qui les examinaient scrupuleusement arrivaient difficilement à les distinguer des personnes en chair et en os qui s’y étaient mêlées par endroits » [98]. Dans les processions, nous renseigne encore cette même relation, les enfants du collège incarnaient si bien leur personnages « qu’ils ne donnaient absolument pas l’impression de jouer un rôle mais d’être nés pour ce qu’ils représentaient » [99]. La naturalisation de l’artifice produite par la vraisemblance des décors fictifs se voit donc en quelque sorte dédoublée, ou du moins intensifiée, par une artificialisation de la vie, provoquant pour ainsi dire une illusion à double sens.

 

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[81] Honor, pp. 26-27 (voir extrait latin en note 34).
[82] Nam altaria variis in locis erecta, quid quod viciniae complures ita in exornandis aedium frontispiciis visae sint conspirasse, ut integrae plateae continuum altare viderentur (Mss Dunkerque, fol. 46v).
[83] Antequam earum rerum, quae per octo sequentes dies gestae sunt, narrationem ingredior, operae pretium est, totum eum, qui in templo et plateis visebatur, apparatum, cuique ea demum nocte et quidem adulta ultima manus est imposita, paucis describere. Is a seminario Scotorum unicus et perpetuus propemodum fuit (Narratio, p. 3).
[84] « Une structure recouvrait presque l’ensemble de la façade de notre établissement. Rassemblant trois anciennes demeures, son mur n’était pas sans défaut et nécessitait d’être caché : elle a été couverte par une couverture, des tapis et un drap rouge » (Sed in aedis nostrae fronte tota prope constitit moles. Tribus vetustis domibus coagmentata vitium ex materia ostentabat, integi postulabat : veste stragula, tapetibus, rubeo panno intecta est) (Mss Louvain, fol. 19r).
[85] Plateae omnes ita ignibus variis, picatis doliis tanto numero in praegrandibus malis ardebant, ut et tota civitas in rogum conversa videretur et turba nautica, quae in hostium navibus portum assidue obsidentibus excubabat, aut Berghen-op-soom captam aut ingentem aliquam nostros victoriam adeptos existimarent (Mss Dunkerque, fol. 47v).
[86] Honor, p. 28.
[87]ut vivere quodammodo ac spirare viderentur… (Mss Dunkerque, fol. 45r).
[88]eo vultu ac gestu, ut vix ullus prima fronte viderit qui non persuaderet sibi vivos se videre ac veros, non pictos fictosque adolescentes (Triumphus, p. 12).
[89] … flores magno sane artificio ad naturae hortorumque invidiam elaboratos… (Triumphus, p. 14).
[90] Sed ita vivorum corporum aemulae et in omnem partem versatiles, ut praeter linguae motum vix alium requireres (Mss Anvers, fol. 496v).
[91] In Vitruviana sacrae aedis basilica, oculos omnium ad se rapuit addicta sanctis Patribus pientissimae Infantis liberalitas, in qua dubia victoria elegantia cum opulentia pro honorando Ignatio Xaverioque certavit (Triumphus, p. 5).
[92] Cernebantur eae in consueto Societatis habitu, solito tamen ob multiplices stellas ac varia Jesu nomina decenter aspersa gloriosiore, quibus si diademata, in quae matronae primariae immensi splendoris ac pretii monilia gemmasque contulerant, annumeraveris, non facile an ars pretio, an pretium arti praeferendum constitutes (Mss Dunkerque, fol. 45r).
[93] Casulae dalmaticaeque antependiis similes quotidie novae, in quibus dubium an artem materia, an ars materiam superaret. Quae pannus attalicus, tot meandris Phrygio opere plenus, ut fundus aureus vix exstaret, tot imaginibus affabre acupictis, ut penicillo non acu effictae viderentur (Mss Anvers, fol. 497v).
[94] Navis haec ita suis constabat partibus ut, si ingentem illam molem et tormenta bellica excipias a militaribus, quae in portu erant, nihil differre videretur (…) Ita denique illi erat prospectum ut ex nautico apparatu copiosissimo ac vario ne vel funiculus, vel rotula desideraretur, ipsis rei nauticae peritis obstupescentibus qui dum inter spectandum singula attenderent ac propriis nominibus designarent, mirabantur omnem illam rotularum, funium rudentumque varietatem ac copiam, in scapha piscatoria apte adeo concinneque potuisse disponi (Mss Dunkerque, fol. 46r-46v).
[95] La description du décor du collège de Bruxelles précise que des anges décoraient les entrecolonnements du portique de la cour. Ceux-ci laissaient pendre des festons ou des gerbes rehaussées de lierre naturel et de feuilles d’or. Voir Triumphus, p. 26. 
[96] Hanc ab omni parte stipabant mixtis sanctorum Patrum imaginibus pocula vivis ramorum frondibus viridantia et urbanam sylvam magna oculorum voluptate referebant (Triumphus, p. 26). 
[97] Res tota hinc a vivis, illinc tota a statuis repraesentata ; dubium a quibus felicius (Honor, p. 34).
[98] Immo (quod mirere) vix a vivis hominibus qui passim intermixti erant, etiam a curiosis inspectoribus discerni poterant (Mss Anvers, fol. 496v).
[99] Ita singuli pro dignitate suam personam referebant ut non personati sed ad ea quae repraesentabant nati plane viderentur (Mss Anvers, fol. 496v).