Pratiques de montage et ornementalité
dans les festivités éphémères au premier
âge moderne

- Caroline Heering
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Formulé par l’anthropologue Lévi-Strauss dans son célèbre ouvrage La Pensée sauvage [54], le concept de bricolage décrit une manière de penser et d’agir qui se caractérise par une logique de récupération ou de recyclage. En vertu du principe du « ça peut toujours servir » et « avec les moyens du bord », le bricoleur rassemble des matériaux hétéroclites préexistants et pré-constitués, issus de traditions et de cultures différentes, de manière à les décontextualiser, pour mieux les réexploiter en les détournant de leur forme et de leur usage premier. Sans pouvoir exposer ici toutes les nuances introduites par Lévi-Strauss sur les visées et les moyens propres de la démarche du bricoleur, de l’ingénieur ou encore de l’artiste (qu’il pose comme une sorte de moyen-terme entre les deux premiers) [55], on convoquera le concept de bricolage dans la mesure où il s’avère fécond pour rendre compte de la démarche accumulative qui préside au déploiement d’objets dans ces festivités, comme pour caractériser la logique de variation et de réemploi d’objets qui prend régulièrement l’allure d’un détournement d’éléments déjà œuvrés [56].

Davantage que dans les églises, c’est certainement à travers le décor des rues, à l’initiative des habitants de la ville, que le caractère bricolé du montage, « effectué avec les moyens du bord », se manifeste avec le plus d’évidence. L’étalage des trésors précieux, dans les églises, fait place, dans les rues, à un véritable déploiement d’objets de natures diverses : « Tout ce qu’ils avaient comme ornements dans leurs demeures, dans leurs armoires ou sur leurs murs, fut exposé ce jour-là, placé devant leurs portes et employé (événement exceptionnel) à la gloire des saints de Dieu » [57]. Chaque citoyen participe à sa manière et à hauteur de ses propres moyens à l’hommage rendu aux saints. Les maisons se recouvrent de branchages ou de tapis, tandis que « les gens plus fortunés ajoutèrent de très nobles images ou tout ce qui pouvait se trouver de rare dans une si grande cité marchande » [58]. Différents types de feux sont encore allumés devant les façades, depuis des dispositifs pyrotechniques sophistiqués jusqu’à de simples lampes colorées, partout là où les familles plutôt modestes « s’efforçaient avec ardeur d’accomplir pleinement, au moyen de ce genre de lampes, un triomphe qu’en raison de leur indigence ils n’auraient pu réaliser avec des pots à feux » [59].

Car c’est finalement un montage d’initiatives qui préside au montage général des festivités, assurant le succès et le caractère extraordinaire des célébrations. Aussi, les relations écrites se donnent-elles pour objectif de relier, à travers l’unité du livre, toutes les actions entreprises en l’honneur des saints [60], qu’il s’agisse de celles engagées par les jésuites, autrement dit par le collège et la maison professe, par les instances de la ville, ou encore par les citoyens, depuis de généreux donateurs jusqu’aux familles les plus modestes – le culte des saints s’étant emparé, comme le précise l’auteur de la relation anversoise, des pauvres comme des riches avec une même force [61]. A l’ardeur, au zèle, ou à l’ingéniosité des jésuites, répondent ceux du peuple, de la ville et des autres ordres religieux, doublés de bienveillance ou d’affection. Plus qu’une somme d’initiatives, on a affaire à une véritable surenchère d’actions, une pieuse émulation qui, par un phénomène de contagion, gagne tous les citoyens. A Anvers par exemple, « parmi les simples citoyens, ce ne fut pas une mince compétition que la réalisation de feux d’artifice : c’était à qui l’emporterait par la grandeur, qui par l’habileté » [62], si bien que, en matière de décoration des demeures, chaque contribution individuelle prise séparément « pouvait passer pour un spectacle » [63]. A Dunkerque, c’est l’offrande de cierges de cire vierge au cours de l’office qui semble susciter une véritable surenchère de dons de la part de différentes confréries de citoyens, car :

 

craignant de donner l’impression de l’avoir cédé face au zèle des membres du Conseil, les troupes des garnisons espagnoles (…) apportèrent chacune un cierge blanc de sept livres pour les saints. Leur exemple eut beaucoup d’impact auprès de l’ensemble de la cité, répartie en trois confréries. Car chacune d’elles, avec une égale bienveillance, dédia à nos saints un cierge tout à fait semblable […] [64].

 

Quant aux festivités bruxelloises, elles sont  toute entière placées sous le signe de la protection de donateurs bienveillants envers la Compagnie. La description du décor de l’église est littéralement encadrée – amorcée et achevée – par les mentions des donations d’objets précieux effectuées par des personnes de haut rang (brocarts servant de vêtements liturgiques et de frontaux d’autel, couronnes de pierres précieuses, tapisseries, buste en argent d’Ignace, étendard, mobilier d’argent, etc.), des donations qui, « éveillant une admiration doublée de vénération » [65], apparaissent comme autant d’incitations à égaler la piété et la libéralité de ces patrons généreux : dès l’entrée dans l’église « tous les regards furent attirés par la générosité de la très pieuse Infante à l’égard des saints Pères, dans laquelle, sans qu’il y ait de véritable vainqueur, l’élégance rivalisa avec l’opulence pour honorer Ignace et Xavier » [66]. De l’offrande d’un cierge à celle de brocarts somptueux, en passant par le financement de chars de procession ou par la confection de simples lanternes en papier, il s’agit finalement dans tous les cas d’illustrer la piété envers les saints, laquelle semble unifier la somme de ces initiatives individuelles ou collectives.

 

2) L’unité du discontinu : intentions et expériences de la fête

 

Si l’on peut douter que ce montage de formes composites fût réellement doté d’une unité homogène et cohérente – il y a fort à parier que la parure festive relevait d’un patchwork plus ou moins heureux d’objets réalisés avec les moyens du bord – c’est du moins un caractère d’unité et de continuité que les textes rendant compte des intentions mais aussi de l’expérience festive tendent à représenter.

L’hétérogénéité du montage d’objets en tous genres, du plus précieux au plus modeste, corollaire à toute l’échelle des moyens des contributions particulières, se voit en effet d’abord subsumée, et comme lissée ou uniformisée, par les intentions bienveillantes de tous les acteurs de la fête qui, rassemblés sous la bannière de la piété, de l’affection et de la dévotion envers les saints, s’unissent pour garantir la cohérence et le succès général des festivités. Telle une force vive qui active le montage festif et en unifie les différents rouages, la piété inspire et mobilise toute une gamme d’inclination pour les saints – la « générosité », l’« ardeur », le « zèle », l’« ingéniosité », l’« application », la « gaieté », l’« impatience », l’« enthousiasme »… –, inclinations manifestées non seulement par les jésuites, mais aussi par les donateurs prestigieux, le peuple et les différents corps religieux ou de la ville. Pour chacun de ces acteurs, en témoignant publiquement de son « affection », de son « amour », de sa « sympathie », de son « dévouement », de sa « soumission », ou de sa « vénération », il s’agit d’« honorer », d’« acclamer », de « glorifier », ou encore de « remercier » les saints, comme la Compagnie de Jésus elle-même, autrement dit de leur rendre un culte. C’est dans ce sens que l’auteur de la relation bruxelloise justifie l’engagement du gouvernement dans les festivités :

 

[…] le gouvernement bruxellois, avec une pieuse gaieté et une dévote générosité, a estimé en raison de son ardeur commune envers la Compagnie de Jésus, qu’il devait la remercier avec toutes les marques de considération dont il était capable et, pour rehausser le triomphe des très saints Pères Ignace et Xavier, le Conseil a résolu – avec l’approbation du peuple – d’ériger des arcs de triomphe, d’allumer des feux de joie, d’encourager le joyeux tintamarre populaire, de décider et de consacrer tous les insignes de la gloire et les trophées [67].

 

Tous les décors réalisés, toutes les actions entreprises, toutes les formes de donations ne sont, comme ne cessent de le répéter les relations, que les marqueurs visibles de la piété, les témoignages matériels de l’affection envers les saints. Une dédicace inscrite sur un arc de triomphe érigé à Bruxelles précise ainsi : « Le sénat et le peuple bruxellois ont érigé cet arc de triomphe, en témoignage de leur amour et de leur vénération » [68].

 

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[54] C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, pp. 26-47.
[55] Dans la pensée de Levi-Strauss, le bricoleur se définit plus précisément par une démarche rétrospective, en ce sens qu’il ne subordonne pas ses tâches à un projet, ou qu’il ne part pas d’une théorie déterminée. Au contraire de l’ingénieur, qui raisonne à l’aide de concepts et dont la pratique est ajustée à un projet spécifique, le bricoleur fonctionne « avec les moyens du bord ». Parmi l’abondante littérature sur ce sujet, pour une critique du concept de bricolage, voir entre autres : F. Odin et C. Thuderoz éd., Des mondes bricolés ? Arts et sciences à l’épreuve de la notion de bricolage, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010 (voir notamment dans ce volume la contribution de C. Thuderoz et F. Odin, « L’artiste, entre le bricoleur et l’ingénieur. Une revisite de Lévi-Strauss », pp. 3-30).
[56] On notera encore que, dans sa dimension poétique, l’ornement relève essentiellement, au cours de la première modernité, d’un système de variation qui l’apparente justement à un bricolage de formes et de modèles. C’est ce que démontrent les recueils d’ornement, ayant vocation de modèles pour les artistes. Ils proposent une multitude de modèles basés sur une composition similaire mais jouant sur une infinité de détails, modèles qui se présentent aussi comme autant de formules modulables et transformables à l’envi. Comme l’expliquent certaines préfaces de recueils, ces modèles sont destinés à susciter l’invention de nouvelles formules et à encourager l’imagination des artistes. Ils se présentent donc aux artistes comme un répertoire ou comme un  matériel destiné à un bricolage, c’est-à-dire un matériel suscitant l’invention par l’emprunt, l’accumulation, la variation. Voir notamment sur cette question : Y. Pauwels, « Francine, Barbet, Collot : recueil de modèles ou exercices de style? », dans Le livre et l’architecte, textes réunis par J.-P. Garric, N. d’Orgeix et E. Thibault, Actes du colloque organisé par l’INHA et l’Ecole nationale supérieur d’architecture de Paris-Belleville, Paris, 31 janvier-2 février 2008, Paris, Mardaga (Architecture), 2011, pp. 167-171.
[57] Quidquid ornamenti in penetralibus, quidquid in abacis aut parietibus habebatur, id illo die prolatum, prae foribus dispositum ac Dei sanctorum gloriae (raro in hac urbe exemplo) concessum (Mss Dunkerque, fol. 46v).
[58] Honor, pp. 26-27 (voir extrait latin en note 34).
[59] Porro lucernae, e tenui membrana coloris diversi, quot domos illustrarint, difficile admodum dictu : cum tenuioris sortis familiae (adeo pauperes aeque ac divites SS. NN. cultus ceperat) quem in vasis piceis triumphum instruere propter rei inopiam non poterant, in hisce lucernis studiose admodum peragere niterentur (Honor, pp. 21-22, p. 22 pour la citation).
[60] Quaecumque itaque vel a Domo Professa, vel a Collegio tota in urbe S(ancto) Ignatio sunt exhibita, sicuti cum Honore S(ancti) Francisci Xaverii cohaerent, ita opere ipso connectere, non alienum fore mihi persuasi (Honor, p. 4).
[61] Honor, p. 22 (voir extrait latin en note 59).
[62] Equidem non leve certamen in exstruendis ignibus inter privatos fuit, quis esset qui magnitudine, quis industria exsuperaret. Inventus non unus qui octoginta vasa in hoc triduo accendit (Honor, p. 21).
[63] Honor, pp. 26-27 (voir extrait latin en note 34).
[64] Ac ne horum studiis praesidiarii Hispani cessisse viderentur, singulae eorum cohortes per suos centuriones atque signiferos, ipso urbis gubernatore praeeunte, candidum itidem septem librarum cereum sanctis attulerunt : quorum exemplum apud universam civitatem in tres confraternitates distributam plurimum momenti habuit. Singulae enim similem plane cereum, decanis cujusque confraternitatis ad altare accedentibus, pari benevolentia sanctis nostris dedicarunt (Mss Dunkerque, fol. 45r).
[65] …admirationem cum veneratione excitabant (Triumphus, p. 16).
[66]oculos omnium ad se rapuit addicta sanctis Patribus pientissimae Infantis liberalitas, in qua dubia victoria elegantia cum opulentia pro honorando Ignatio Xaverioque certavit (Triumphus, p. 5).
[67] …statim pia Bruxellanae Reipublicae hilaritas et devota liberalitas, pro communi suo in Societatem Jesu affectu, omnibus quibus posset obsequiis gratulandum esse censuit et, pro exornando sanctissimorum Patrum Ignatii ac Xaverii triumpho, triumphales arcus erigi, festos ignes accendi, omnes laetitiae publicae sonos excitari, omnia gloriae insignia atque tropaea statui dedicarique Senatus consuluit, plebs scivit (Triumphus, pp. 3-4).
[68] …S.P.Q. Bruxellensis / arcum hunc triumphalem amoris et / venerationis testem posuit (Triumphus, p. 34).