Pratiques de montage et ornementalité
dans les festivités éphémères au premier
âge moderne
- Caroline Heering
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Fig. 1. P. van der Borcht, Feux triomphaux sur
la Grand-Place d’Anvers..., 1595
Enfin, il reste à préciser que les relations des fêtes de canonisation sur lesquelles nous nous baserons sont des textes latins imprimés et manuscrits qui, au contraire des livrets de fêtes civiles, ne sont pas illustrés (à l’exception de la relation de Douai) [8]. Produites par la Compagnie de Jésus elle-même – et formant dès lors de précieux témoignages de l’auto-représentation l’Ordre – ces sources sont à envisager avec toutes les précautions méthodologiques que ce genre de documents impose [9]. Constituant des versions souvent édulcorées et idéalisées de ces cérémonies, sous-tendues par nombres d’enjeux artistiques et idéologiques, ces documents manuscrits ou imprimés ne peuvent pas être considérés comme des comptes-rendus exacts des événements. Mais, tout en magnifiant le spectacle, tout en intensifiant son impact pour glorifier ses protagonistes, ces documents ne sont pas moins des re-présentations essentielles de ces représentations éphémères, destinés à diffuser le message et l’image que la fête veut durablement signifier, et c’est comme tels que nous les envisagerons ici.
1) Assemblage, ornementalité et bricolage : les dispositifs de l’éphémère
A côté du parcours urbain emprunté par la procession solennelle, le point nodal des fêtes de canonisation demeure sans conteste l’église des jésuites, revêtue pour l’occasion d’une véritable parure festive, parallèlement aux bâtiments du collège de l’Ordre, dont la cour fait généralement l’objet d’une décoration originale impliquant la participation des élèves. Concentrant l’essentiel de l’apparat festif, ces lieux sont ponctués de constructions éphémères plus ou moins monumentales, juxtaposant images peintes, sculptées, animées ou même vivantes, mais aussi décor textile, végétal, pièces d’argenterie, ou encore lumière, bruit et odeur.
Le mot pegma, utilisé dans les relations latines pour décrire ces dispositifs, traduit à merveille cette idée de montage de pièces composites. Comme l’a bien montré Valérie Hayaert, le terme pegma recouvre au cours de la première modernité une grande richesse sémantique, articulée autour du sens principal de « construction, assemblage, à propos d’une machine, d’un instrument, d’un échafaudage, presque toujours en bois » [10], charriant tout l’imaginaire forgé autour des machines théâtrale de l’Antiquité. Alors que le terme échafaud, son synonyme en langue vernaculaire, se limite essentiellement à renvoyer au dispositif scénique, pegma se réfère quant à lui à quelque chose de construit, fixé et assemblé [11], et désigne en ce sens différents types de constructions éphémères. Au sein du corpus étudié ici, le terme désigne en effet à la fois une scène de théâtre, une estrade de monstration, ou encore une machine pyrotechnique. Dans la relation manuscrite de Dunkerque, par exemple, pegma désigne le théâtre, ou plus exactement la structure de trois étages érigée devant l’entrée du collège, accueillant les scènes d’un tableau vivant sur le thème de l’adoration du nom de Jésus [12]. Il en va de même dans le récit de Bruxelles, où la locution pegma dramatis renvoie au montage destiné à accueillir des scènes de théâtre emblématique dans la cour du collège [13]. Parallèlement, le terme est utilisé pour qualifier l’estrade généralement érigée au centre de l’église présentant les statues des saints, où tout un arsenal de matières éclatantes et d’objet précieux se déploie pour former un véritable « montage triomphal » à la gloire des saints [14]. Dans le manuscrit des festivités organisées à Louvain, pegma renvoie encore à divers types de constructions pyrotechniques, depuis la simple structure en bois supportant des pots à feux [15] – un dispositif commun dans les festivités des Pays-Bas, généralement composé d’un mât central entrecoupé de tiges horizontales supportant des pots à feu (fig. 1) –, jusqu’à des « machines » de feu animées aux effets spectaculaires. La relation mentionne ainsi un appareil bien conçu (pegma non sinistre elaboratum) figurant l’Hérésie, assise sur un énorme dragon, accompagnée d’hérétiques représentés sous la forme d’animaux monstrueux (comptant notamment Luther sous l’apparence d’un porc, Calvin sous celle d’un veau, ou encore Wolfgang Köpfel sous celle d’une tête de géant vomissant des serpents en feu et des armes). La relation précise qu’Ignace – triomphant de l’hérésie et des ténèbres – mit le feu à cet appareil (pegma) au moyen de fusées : le feu se diffusa alors depuis le dragon crachant des flammes par les oreilles et le nez jusqu’aux hérétiques qui, bourrés de poudre et situés sur des tonneaux enduits de poix, s’embrasèrent au contact du dragon crépitant [16].
En désignant une construction montée et fixée qui offre quelque chose à la vue – et a fortiori dé-montée, une fois la temporalité ordinaire retrouvée, voire auto-détruite au cours de la performance elle-même, généralement par le feu comme dans l’exemple précité –, le mot pegma semble condenser, au sein du livret de fête, le caractère à la fois fragmentaire et combinatoire, mais aussi construit et déconstruit des dispositifs de l’éphémère. Il n’est donc pas étonnant de retrouver le mot pegma dans l’intitulé de certaines relations latines, comme c’est le cas du livre commémorant l’entrée de l’archiduc Ernest à Bruxelles en 1594, dénommé Descriptio et explicatio pegmatum, arcuum et specaculorum… (« Description et explication des appareils, arcs et spectacles… » [17]). En ce sens, pegma trouve sans doute un meilleur équivalent français dans le terme « appareil » que dans celui d’« échafaut » – le mot « appareil » signifiant pour Furetière « ce qu’on prepare pour faire une chose plus ou moins solemnelle » [18] –, ou encore dans celui de « machine », bien que ce dernier mot renvoie explicitement à un assemblage mobile [19].
Ceci étant, loin de se limiter à l’assemblage matériel des différentes pièces de l’appareil, de la machine ou de la scène, la pratique du montage infuse d’autres registres du fonctionnement de la fête. Ainsi, à un niveau herméneutique, on peut aisément considérer que le montage s’étend à l’ensemble des médiums convoqués au sein de la performance éphémère : les inscriptions, peintures, sculptures, performances théâtrales, etc. forment autant de pièces d’un gigantesque montage herméneutique destiné à glorifier les saints. Dans les fêtes de canonisation, la procession solennelle, généralement organisée par les élèves des collèges jésuites, semble un lieu privilégié pour déployer un véritable programme iconographique mouvant mis en scène par toute une panoplie d’images, d’inscriptions (figurées sur des bannières ou des panneaux), d’emblèmes, de chars, mais aussi d’acteurs humains arborant costumes et parures aux couleurs signifiantes.
On prendra l’exemple de la procession déroulée dans la ville d’Anvers, dont la description, généreuse en détails, est assez explicite quant au fonctionnement et à l’interprétation du « montage iconographique » du cortège. Imaginé par les candidats en lettres du collège, il est organisé en trois parties distinctes, toutes articulées autour du thème du triomphe de la foi catholique dans le monde [20]. La partie du cortège consacrée à François Xavier, triomphateur de la foi en Orient, est l’occasion de figurer l’ensemble des peuples de (ce que l’on appelle alors) l’Inde, évangélisée par le saint : les royaumes d’Amanguei, de Perlensis, de Tavancoridis, de Bungi, des Molusques et de Chine sont représentés par leur peuple, leur gardien et leur roi respectifs, chacun étant reconnaissable – comme l’indique la relation qui consacre de longs passages à la description de la parure de tous ces protagonistes – par des couleurs, des costumes, des bijoux, ou encore des montures propres, ainsi que par une bannière colorée signalant le royaume associé à chaque groupe. La relation nous apprend par exemple que les Chinois, revêtus à la mode de leur royaume, portent d’amples toges de lin ceinturées, tandis que leur gardien est paré d’un plus riche ornement que les autres – ce costume trouvant sa justification dans le fait que « ce peuple surpasse tous les autres par les mœurs, la culture, les richesses » [21]. Leur roi est quant à lui posté sur un char tiré par des sirènes et des chevaux marins, suivi par d’autres chars marins figurant cette fois les allégories enchaînées des pratiques magiques et divinatoires orientales (la Magie, l’Hydromantie, la Supersitition indienne, etc.). Tous ensemble, ces chars participent à un triomphe naval en l’honneur de saint Xavier, ce qu’une bannière brandie par un triton marin publie textuellement : « A Saint Xavier, vainqueur de la superstition indienne ». Le char triomphant de François Xavier, sous l’apparence d’un navire dirigé par la Religion Chrétienne, évoque les périples du saint à travers les mers. Le signifié du cortège, à savoir l’honneur rendu au saint, vainqueur de la mer, est ici exprimé en musique, en image et en texte : tandis que Xavier est « félicité » par un concert d’instruments variés, un cavalier couronné de laurier portait le signe de cette victoire, qui n’était autre qu’un Xavier peint en lin accompagné de l’inscription Immersabilis undis (« Il ne peut être submergé par les flots » [22]).
[8] Nous utiliserons les sources suivantes, qui font actuellement l’objet d’une édition traduite par Grégory Ems (UCL) et Laurent Grailet (ULg). Nous les remercions chaleureusement de nous avoir transmis ces traductions en cours d’élaboration. Par commodité, nous mentionnons entre parenthèses le titre abrégé qui sera utilisé pour les citations. Imprimés : Sanctorum Ignatii et Xaverii in Divos relatorum triumphus Bruxellae ab Aula et Urbe celebratus [Triomphe des saints Ignace et Xavier, portés au nombre des saints, célébré à Bruxelles par la Cour et la ville, à Bruxelles], Bruxelles, J. Pepermann, [1622] (= Triumphus) ; Michel de Ghryze, Honor S. Ignatio de Loiola Societatis Iesu Fundatori et S. Francisco Xaverio Indiarum Apostolo per Gregorium XV inter Divos relatis habitus a Patribus Domus Professae et Collegii Soc[ietatis] Iesu Antuerpiae 24 Iulii 1622 [Hommage rendu à Saint Ignace de Loyola, Fondateur de la Compagnie de Jésus, et à Saint François Xavier, Apôtre des Indes, mis par Grégoire XV au nombre des saints, par les Pères de la Maison professe et du Collège de la Compagnie de Jésus, Anvers, le 24 juillet 1622], Anvers, Plantin, 1622 (= Honor) ; Narratio eorum quae Duaci pro celebranda sanctorum Ignatii et Francisci canonizatione gesta sunt, Douai, Pierre Telu, 1622 (= Narratio). Manuscrits (conservés dans les archives centrales de la Compagnie de Jésus à Rome) : Relatio celebritatis in festo sanctorum patrum nostrorum Ignatii et Xaverii a residentia Dunckercana [Relation de la solennité organisée lors de la fête de nos saints pères Ignace et Xavier par la résidence de Dunkerque], Rome, ARSI, FB 60, cahier 21, fol. 45r-48r (= Mss Dunkerque) ; Historia domus professae Societatis Iesu Antverpiae [Histoire de la maison professe à Anvers, 1616-1624], ARSI, FB 50 II, cahier 80, fol. 495r-498v (= Mss Anvers) ; Commentarius rerum gestarum a Soc[ieta]te Iesu Louanii ad Apotheosim SS. Ignatii et Xaverii [Mémoire de ce qui a été organisé par la Compagnie de Jésus à Louvain pour l’apothéose des saints Ignace et Xavier], Rome, ARSI, FB 52, f. 17-22 (= Mss Louvain).
[9] Pour une présentation critique des sources liées aux fêtes de canonisation, voir R. Dekoninck, M. Delbeke, A. Delfosse et K. Vermeir, « Performing emotions at the canonization of St. Ignatius and St. Xavier », art. cit. ; A. Delfosse, « From Rome to the Southern Netherlands », art. cit. ; mais aussi : A. Delfosse, « La Correspondance jésuite : communication, union et mémoire. Les enjeux de la Formula Scribendi », Revue d’histoire ecclésiastique, CIV (2009), pp. 71-144 ; A. Delfosse, « Les Litterae annuae de la Compagnie de Jésus entre compte rendu factuel et construction identitaire : l’exemple de Bruxelles », dans Quatre siècles de présence jésuite à Bruxelles, éd. par X. Rousseau et A. Deneef, Bruxelles, Le Cri 2010, pp. 215-233.
[10] V. Hayaert, « Mens emblematica » et humanisme juridique : le cas du « Pegma cum narrationibus philosophicis » de Pierre Coustau (1555), préface d’O. Christin, Genève, Droz (Travaux d’humanisme et Renaissance, 438), 2008, voir le chap. II « Pegma, pegmata : une énigme de pandectiste », pp. 42-78, et p. 55 pour la citation.
[11] Comme l’explique Valérie Hayaert, pegma signifie étymologiquement « toutes choses fixées solidement », et peut désigner « étagères », « échafaudages », « ornements fixés », « trappes », « échafauds », etc. Sons sens plus spécifique est lié au spectacle et « fait référence à un dispositif portatif, qui peut être mené ou traîné par des hommes, des chars, ou bien haussé ou baissé par des engins » dont la spécificité est aussi celle de s’adapter à l’envi et de s’accommoder à la hauteur désirée par les contingences scéniques des structures éphémères de théâtre (Ibid, pp. 55-71, pp. 69-70 pour la citation).
[12] Palmam tamen in ornatu platea residentiae tulit, ante cujus introitum Hispano milite sumptus subministrante theatrum triplici contignatione erectum, loco amplo et totius urbis celeberrimo, hinc primaria militum statione, inde curia spectabili. Cernebatur in suprema hujus pegmatis parte augustissimum Jesu nomen, rutilante auro conspicuum, tantae magnitudinis ut illius diameter decem integros pedes contineret, quod utrimque S. Ignatius et S. Xaverius genibus nixi sustentabant simul ac honorabant (Mss Dunkerque, fol. 47v).
[13] « [Manchette : Le montage de la représentation] Ici voit-on déjà un nouveau rideau et, dans le portique quadrilatère, un changement de scène… » ([Pegma dramatis] Hic jam novum siparium et scenae mutatio in quadrilatera apparet porticu…) (Triumphus, pp. 25-26).
[14] « Tout près de chaque ange, des candélabres, au poids et à la valeur immenses, argentés sur le devant et hauts de sept pieds, éclairaient, de leur cierge en cire allumé, les saints Pères sur le montage triomphal. » (Haud sane procul a singulis angelis, singula, immensi ponderis ac pretii, ad frontem ex argento, candelabra, septem alta pedes, accensis e cera funalibus facem SS. Patribus in triumphali paegmate praelucebant. Triumphus, pp. 12-13) ; « A huit heures du soir, l’église revêtue de marbre de la Maison professe accueillit tout le cortège : au milieu de l’église, une estrade haute de quatre pieds, longue et large de vingt, et sur laquelle on avait érigé un magnifique autel carré, accueillit les statues des saints sous un dais de soie habilement brodé » (Hora octava vespertina, marmoreum domus professae templum, totam pompam, pegma in medio templo excitatum quatuor pedes altum, viginti longum, latum et in eo quadrifrons altare egregie instructum, sub Sinensi conopeo affabre acupicto divorum statuas excepit. Mss Anvers, fol. 496v). On notera que ces estrades placées au centre de l’église lors des fêtes de canonisation, représentant généralement la vie des saints, sont d’ailleurs régulièrement appelées « théâtre » (« teatro ») dans certaines relations ainsi que dans la littérature scientifique. Voir B. Majorana, « Entre étonnement et dévotion », op. cit., pp. 428-429.
[15] « … vu que, à l’arrivée de la nuit, les cinq ‘arbres de fête’ (j’aurais plutôt parlé de dispositifs) que nous avions dressés la veille et qui s’élançaient en hauteur devant les portes de l’église, fournirent enfin une abondante lumière dans les ténèbres… » (… appetente quas pridie festivas arbores [pegmata apte dixero] numero quinque, magnitudine proceras, prae templi foribus erexeramus, eae tunc demum non mediocri fuere tenebris splendori.) (Mss Louvain, fol. 19v).
[16] Mss Louvain, fol. 20r.
[17] J. Bochius, Descriptio et explicatio pegmatum, arcuum et specaculorum quae Bruxellae Brabant. Pridie cal. Februarii anno MDXCIIII exhibita fuere sub ingressum… principis Ernesti…archiducis Austriae…, Bruxelles, J. Mommaert, 1594.
[18] A. Furetière, Dictionnaire Universel…, La Haye/Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, s.v. Appareil.
[19] Dans son traité sur la fête, le jésuite Claude-François Ménestrier donne le nom de machine « à tout ce qui n’a mouvement que par l’artifice des hommes. Les scenes, et les theatres mobiles, les chars, les nuës, les vaisseaux, par quelque voye qu’ils soient mûs, sont véritablement machines, parce questant de leur nature des estres morts, et immobiles, soit qu’ils soient mûs par des ressorts, par des poids, par le vent, par l’eau, par le feu, ou par des animaux, c’est de l’industrie des hommes qu’ils reçoivent ces mouvements, et passent ainsi pour machines » (Cl.-Fr. Ménestrier, Traité des tournois, ioustes, carrousels, et autres spectacles publics, Lyon, Jacques Muguet, 1669, p. 142). Furetière reprend une partie de cette définition dans son dictionnaire (s.v. Machine) : « Engin, assemblage de plusieurs pieces fait par l’art des mechaniques, qui sert à augmenter la vertu des forces mouvantes. On donne le nom de machine en general à tout ce qui n’a de mouvement que par l’artifice des hommes, comme les scenes et les theatres mobiles, les chars, les nuës, les vaisseaux, et aussi ce qui sert aux hommes pour faire des choses qui sont au-dessus de leurs forces, comme les vols, les descentes, etc. ».
[20] Les trois parties du cortège sont : le triomphe de la foi dans les régions orientales grâce à l’entreprise missionnaire de François Xavier (régulièrement nommé « apôtre des Indes » en raison de son action apostolique en Orient), le triomphe d’Ignace en Europe (en tant qu’instaurateur des arts et de la sagesse) et enfin le triomphe céleste des saints jésuites.
[21] Quae gens, cum ceteras omnes moribus, cultu, divitiis superet, ceteris etiam ditiorem ornatum hujus Regni Custos assumpsit (Honor, p. 42).
[22] Honor, p. 46.