Formes auctoriales et poésie expérimentale
dans l’œuvre de Brion Gysin :
de la mécanicité à la calligraphie

- Anysia Troin-Guis
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Fig. 1. W. S. Burroughs et B. Gysin,
The Third Mind, 1978

Fig. 2. W. S. Burroughs et B. Gysin,
The Third Mind, 1978

      Pour Gysin, cette quête n’est pas étrangère à sa posture, à l’interstice des cultures et des langues, qu’il a à cœur d’appliquer à sa pratique poétique et artistique et qu’il a revendiqué tout au long de sa vie, se considérant comme « l’homme de la frontière » ou « l’homme qui vient de nulle part » [34]. Le nomadisme caractéristique de son mode de vie fait dès lors écho à la perte, ou plutôt au dépassement, du sémantisme et de la séparation entre les langues. Cette recherche d’une langue en deçà du sens se voit aussi réalisée à travers l’ « extrême dépersonnalisation machinique » [35] que signale à juste titre Bobillot au sujet des permutations. Ainsi la quête d’une libération des mots tels des biens publics s’effectue-t-elle grâce à la permutation : les mots ne sont pas dépendants d’une parole que s’approprie l’auteur mais entrent en contact entre eux grâce au procédé, dévoilent un sens et entrent en résonance, à travers leur friction alchimique [36] :

 

Les poètes sont supposés libérer les mots – non pas les enchaîner dans des phrases. Qui a dit aux poètes qu’ils étaient supposés penser ? Les poètes sont faits pour chanter et pour faire chanter les mots. Les poètes n’ont pas de mots qu’ils possèdent. Les poètes ne possèdent pas leurs mots. Depuis quand les mots appartiennent-ils à quelqu’un ? « Vos propres paroles », en effet ! Et vous, qui êtes-vous ? [37]

 

La libération extrême des mots et l’autonomie sémantique qui en est conséquente, parfois jusqu’à un rejet du sémantisme tend à rendre illisible le texte généré. Dès lors, l’illisibilité du texte amorcée par l’impossibilité de déchiffrer un sens réel se prolonge dans une visibilité. En effet, certaines permutations de Gysin, au-delà d’une portée réflexive sur les enjeux du langage, sa construction et les clichés qu’il véhicule, peuvent être analysées comme des compositions graphiques de par l’utilisation de l’espace de la page qui y est faite. Si la critique commente très généralement les permutations dans leurs dimensions sémantique et sonore, rares sont les prises en compte de l’économie typographique qui s’y joue. Différentes permutations sont publiées dans The Exteminator, notamment « Kick that habit man » [38] ou « Junk is no good baby » [39] et réactualisées dans une autre version, générée à l’aide de l’ordinateur Honeywell 200 model 120 programmé par Ian Sommerville, dans Œuvre croisée [40]. La plasticité du langage verbal, devenant visuel, permet, à travers le jeu typographique, de figurer, tout en la réalisant la désarticulation du langage. Cette plasticité va encore plus loin et les expérimentations nommées « Rub out the words » peuvent être analysées comme une charnière dans le passage d’une composition typographique à une composition véritablement intersémiotique.
      Ce premier stade d’une modalité in praesentia [41] du texte et de l’image repose sur l’utilisation de la page comme un espace visuel dans lequel les lettres, parallèlement à leur fonction de signes linguistiques, sont des signes plastiques. Selon Vivien Philizot, « mettre en page, mettre en typographie, c’est concurrencer le signe linguistique sur le terrain plastique » [42] dont la condition de possibilité est l’imprimé même, qui apporte à l’expression écrite l’opportunité d’une plus large diffusion mais aussi, « des possibilités de communication visuelle que l’on n’aurait pu concevoir avant lui » [43]. En effet, selon Anne-Marie Christin, « la typographie avait permis de dégager la lettre de sa fluidité cursive pour lui donner un statut d’objet indépendant » [44]. Dans une « conception idéographique » [45], le poème est ainsi élaboré à partir d’une prise en compte de la lettre et des blocs de mots comme une matérialité. L’effacement des mots prôné par le poète se réalise par étape : une première page (fig. 1) consiste en une permutation réalisée par ordinateur et une suite de combinaisons créée grâce à l’injonction titulaire laisse place peu à peu à une disparition effective des mots auxquels se substituent ces symboles « # », « % », « & », « $ ». La page qui suit (fig. 2) offre une autre permutation sur la même base mais selon un dispositif enrichi : une grille est dessinée en fond et organise différents types de permutations : entre les mots et les symboles mentionnés, où les initiales « w.b. » sont inscrites ; entre des signes graphiques basés sur la calligraphie arabe et qui tend à l’abstraction jusqu’au paraphe de Gysin, appelant une anonymisation de l’auteur. La transition typographique qui s’opère fait basculer la permutation informatisée des blocs de lettres, elle-même inscrite sur un support encadré d’une grille graphique, peinte au pinceau, vers une permutation de signes graphiques. Cela remet en question dès lors, certes, la possibilité de symbolisation mais, de plus, cela érige la page comme un espace plastique conscient des origines graphiques de l’écriture et de l’intuition warburgienne d’une « connexité naturelle » entre le mot et l’image [46]. Le dispositif fait ainsi écho aux réflexions de Burroughs sur la nécessité d’atteindre le silence et l’opposition entre le mot et le hiéroglyphe développées, notamment, dans La Révolution électronique [47].

 

Les traces de l’auteur : vers une éthique de la création

 

      Œuvre croisée fait ainsi la part-belle à cette « co-implication du verbal et du visuel » [48]. L’ouvrage pousse à son paroxysme la réflexion sur le livre, dans et par le livre : il s’agit alors moins de développer une même idée ou thème sur tout un livre que de considérer celui-ci comme un dépôt d’expérimentations, où c’est finalement l’écriture, la pratique créative, et ses possibilités qui se présentent comme le fil conducteur. La simple notion de recueil ne peut suffire à désigner cette œuvre car même si le mot « recueil » sous-tend l’action de recueillir et de rassembler des éléments pour éviter la dispersion, il est néanmoins fortement connoté dans les études littéraires et désigne davantage un « ouvrage ou publication rassemblant des documents de même nature ou appartenant au même genre, écrits, reproduits ou imprimés » [49]. L’ouvrage amasse différents textes et expérimentations de Burroughs et Gysin, certains déjà publiés : aux interventions théoriques et critiques répondent des expérimentations des procédés évoqués, certaines totalement remédiées jusqu’à une dimension uniquement textuelle, d’autres prélevées dans les scrapbooks et directement reproduits sur la page. Le livre propose alors un dispositif illustré qui retrace le parcours d’une collaboration prolixe et ne laisse pas de confirmer, à travers la pratique du montage, selon le dispositif de la grille, la présence en creux d’un auteur que la mécanicité des procédés expérimentaux tentait d’annihiler. Gysin décrit ce dispositif ainsi :

 

Il faut préciser que nous avions déjà fait beaucoup de recueils de collages sur des agendas de petite dimension. Nous avons donc pris la décision d’acheter des livres de comptes bien plus grands car, après la disparition d’une de mes grandes compositions sur papier dans cet atelier, Burroughs n’avait rien trouvé d’autre que de s’exclamer : « Ah, j’avais bien dit, ce serait pas mal de faire des formats plus grands ! » C’est ainsi que nous avons continué de plus belle à collectionner des images, des coupures de presse, des photos trouvées dans les magazines, etc., toujours en relation avec ses textes, mais les images étaient imbriquées ou serties dans les interstices de la grille roulée de mon invention dès 1960. Curieusement, quand on invente un personnage, on le retrouve toujours dans les quotidiens ! Les choses extraites des journaux, associées à plusieurs autres éléments, devenaient ainsi une véritable illustration des situations développées dans les livres de Bill, et même leur prolongement. Et tout cela dans la mise en page de ma grille roulée [50].

 

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[34] J. Weiss, Back in No Time : The Brion Gysin Reader, Middletown, Wesleyan University Press, 2002, p. IX (nous traduisons).
[35] J.-P., Bernard Heidsieck : poésie action, Op. cit., p. 133.
[36] Cette alchimie va jusqu’à recouvrir une dimension magique si l’on en croit les propos de Gysin lorsqu’il affirme que « les cut-ups sont la magie du couteau à l’Âge de la Machine, démontrant que la boîte de Pandore n’était qu’un horrible sale truc de l’Age de Pierre » (B. Gysin, « Cut-ups : projet pour une réussite catastrophique », Œuvre croisée, Op. cit., p. 846). 
[37] B. Gysin, « Les Cut-ups s’expliquent d’eux-mêmes », Œuvre croisée, Op. cit., p. 827.
[38] W. Burroughs, B. Gysin, The Exterminator, Op. cit., p. 16.
[39] Ibid., p. 23.
[40] W. Burroughs, B. Gysin, Œuvre croisée, Op. cit., p. 873-885.
[41] Voir B. Vouilloux, La Peinture dans le texte (XVIII-XXe siècles) [1994], Paris, CNRS, 2005, pp. 15-22.
[42] V. Philizot, « Usages sociaux du caractère typographique », Livraison, n°13, 2009, p. 104.
[43] A.-M. Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 1995, p. 313.
[44] Ibid., p. 313.
[45] Ibid., p. 315.
[46] « […] die natürliche Zusammengehörigkeit von Wort und Bild », A. Warburg, « Bildniskunst und florentinisches Bürgertum. Domenico Ghirlandaio in Santa Trinita. Die Bildnisse des Lorenzo de Medici und seiner Angehörigen » [1902], Ausgewählte Schriften und Würdigungen, Baden-Baden, Valentin Koerner, 1980, pp. 69-70 ; trad. S. Muller, « L’art du portrait et la bourgeoisie florentine. Domenico Ghirlandaio à Santa Trinita. Les portraits de Laurent de Médicis et de son entourage », Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990, p. 106, cité par G. Didi-Huberman qui en modifie la traduction en « articulation naturelle », dans Essayer voir, Paris, Minuit, 2014, p. 74. Signalons que ce dernier, dans un article antérieur, proposait déjà une autre traduction : « connexité [anthropologique] », « Aby Warburg et l’archive des intensités », Etudes Photographiques, n°10, novembre 2001, (consulté en juillet 2018).
[47] Burroughs écrit ainsi dès l’introduction de ce texte : « Le mot écrit est bien sûr le symbole de quelque chose et dans le cas du langage hiéroglyphique, comme celui des Egyptiens, il peut être un symbole, c’est-à-dire une image de ce qu’il représente. Ceci n’est pas le cas du langage alphabétique anglais. Le mot jambe n’a aucune ressemblance picturale avec une jambe. Il se rapporte au mot PARLE jambe. Alors nous pouvons oublier qu’un mot écrit EST UNE IMAGE et que les mots écrits sont des images séquentielles, c’est-à-dire des IMAGES ANIMEES. Ainsi, n’importe quelle séquence hiéroglyphique nous donne immédiatement une définition fonctionnelle pour les mots parlés. Les mots parlés sont des unités verbales qui se réfèrent à cette séquence picturale. Et alors, qu’est-ce que le mot écrit ? Ma théorie, à la base, est que le mot écrit fut littéralement un virus qui rendit possible le mot parlé. Le mot n’a pas été reconnu comme un virus parce qu’il a atteint un stade de symbiose stable avec l’hôte. » ; il s’agira alors de substituer ce langage, du fait que le mot et l’image sont des virus : « Le langage proposé supprimera ces mécanismes viraux et rendra impossible leur formulation dans le langage. Ce langage sera tonal, comme le langage chinois, et il aura également une écriture hiéroglyphique aussi imaginative que possible sans être trop embarrassante ou difficile à écrire. Ce langage apportera une option de silence. Lorsqu’il ne parlera pas, l’utilisateur de ce langage pourra placer les images silencieuses des langages écrit, pictural et symbolique » (dans La Révolution électronique, trad. fr. J. Chopin, Bresche Publikationnen, 1970, p. 2 et pp. 32-33 ; Electronic Revolution [1970], Ubu Classics, 2005, pp. 4-5 et p. 35).
[48] Voir B. Vouilloux, « Lire, voir. La co-implication du verbal et du visuel », Textimage, Varia 3, hiver 2013 (consulté en juillet 2018).
[49] Définition de « recueil », CNRTL (consulté en juillet 2018).
[50] B. Gysin, « Rub Out The Words », art. cit., p. 185.