Formes auctoriales et poésie expérimentale
dans l’œuvre de Brion Gysin :
de la mécanicité à la calligraphie

- Anysia Troin-Guis
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      Ce nouveau sens qui émerge nierait la subjectivité et la figure auctoriale textuelle : c’est la force inhérente au mot qui créerait alors le sens. Dans cette perspective, Gysin affirme : « [l]es mots ont une vitalité bien à eux et vous et n’importe qui d’autre pourra les faire se précipiter dans l’action » [19]. En ce sens, cette dimension mécanique déjà soulevée se confirme : l’écriture appelle une œuvre qui s’autogénère. De plus, l’œuvre semble s’engendrer d’elle-même et la production de sens se fait par enchaînement, selon un brouillage sémantique méthodique. On peut alors parler avec Gilles Dumoulin d’« expérimentation générative » [20], c’est-à-dire une expérimentation qui implique la possibilité d’une application mécanique à partir de données préalables que sont les matériaux du poète que celui-ci prélève, dans la langue et dans les mythologies du quotidien. Néanmoins, un remodelage, et non une disparition auctoriale est à constater : il s’agit d’une mise en œuvre véritablement sensible de la pratique littéraire, à partir de laquelle l’auteur prend à bras le corps, littéralement, les mots et les textes. Cette vitalisation de la création poétique est d’ailleurs commentée ainsi par Alain Farah, cette fois au sujet d’Olivier Cadiot, dont le travail voué à la recherche d’une mécanique lyrique s’impose en une réappropriation du cut-up, dans la dimension performative du geste d’écriture qu’il implique :

 

Forcément, la méthode a une incidence sur le contenu du travail lui-même : l’auteur n’est plus assis à un bureau à s’arracher de l’esprit les mots qui viennent au gré des pensées (…). Du simple point de vue de la posture, la différence est notable : l’écrivain, debout à une table, coupe colle, engage tout son corps dans la démarche. Rien d’étonnant à ce que le résultat de ces opérations soit dynamique, imprévisible, pour tout dire : vivant [21].

 

      La dimension mécanique de l’écriture, évacuant tout acte énonciatif, se retrouve aussi dans le procédé de la permutation auquel Gysin a largement recours, qui consiste en un réaménagement d’un énoncé premier en intervertissant les mots. Le poète, à partir d’une phrase prélevée dans une œuvre ou dans le répertoire du langage médiatique, réalise un nombre maximal de combinaisons possibles et joue sur le sens originel et les multiples significations qui se révèlent alors. Il s’agit donc de générer des textes furtifs, partant d’un matériau court, dans la perspective d’établir une écriture qui repose, selon Isabelle Krzywkowski, sur deux principes esthétiques : « la pauvreté de l’écriture et sa réduction à des composants élémentaires » [22]. Ainsi, à partir du domaine spécifique aux mathématiques qu’est la combinatoire, se déroule la déconstruction d’un énoncé, mot après mot, vers après vers. Cette dimension de l’expérimentation n’est alors pas sans rappeler cette citation de Novalis que Pierre Garnier intègre à son ouvrage Spatialisme et poésie concrète en 1968 : « Si seulement on pouvait faire comprendre aux gens qu’il en va de la langue comme des formules mathématiques ! Celles-ci forment à elles seules tout un monde ; elles ne jouent qu’avec elles-mêmes » [23]. Cette faculté du langage à fonctionner en autonomie à la manière d’une formule mathématique fait dire à Lemaire que la permutation « permet d’engendrer un poème complet à partir d’une seule ligne, d’une seule phrase, simplement en alternant les mots (ou les sons) selon une formule mathématique qui en épuise tous les possibles » [24]. De son côté, Bobillot parle d’« algébrisme gysinien » [25]. Dans « Les Cut-ups s’expliquent d’eux-mêmes », Gysin explique :

 

Les poèmes permutés font tourner les mots tout seuls ; partant en échos quand se permutent les mots d’une phrase puissante pour faire des ondulations toujours en expansion de sens dont ils ne semblaient pas capables quand on les a frappés et ensuite collés dans cette phrase [26].

 

      Le poète insiste ici sur la fonction libératrice de la permutation, permettant aux mots un nouveau rapport à la langue, n’étant plus assignés à une syntaxe et un usage fixe mais travaillant le sens et le langage vers une « indéfinie dilatation sémantique » [27]. Cet évidement sémantique progressif du mot projette alors la réception du mot non plus comme un amas de signes linguistiques mais comme de signes plastiques mis en espace sur la page. Le poète s’institue peu à peu comme plasticien qui transforme en objets le mot et la lettre [28]. Les différentes permutations de Gysin telles que « I am that I am », « Rub out the words », « Junk is no good baby » sont publiées dans Minutes to go, The Exterminator ou dans Œuvre croisée et présentent une fabuleuse hybridité textuelle et graphique. La première permutation, « I am that I am » vient de la lecture de Gysin de Heaven and Hell d’Aldous Huxley [29], l’expression renvoyant elle-même au Tétragramme révélé dans la Bible lors de l’épisode du Buisson ardent [30]. Dans « Cut-ups : projet pour une réussite catastrophique », Gysin évoque la découverte de cette méthode :

 

La Tautologie Divine m’a sauté aux yeux d’une page un jour : I AM THAT I AM (Je suis ce que je suis) et j’ai vu qu’elle penchait de biais. J’ai inversé les deux derniers mots pour obtenir un meilleur équilibre architectural autour du gros THAT. Il s’est produit un petit déclic quand j’ai lu de droite à gauche et ensuite quand j’ai permuté l’autre bout ; AM I THAT AM I ? posait une question. Mon oreille courait le long des cent-vingt premières permutations simples et j’ai entendu, je crois, ce que Newton a dit avoir entendu : une sorte de carillon déchaîné dans la tête comme une expérience avec l’éther, et je suis tombé [31].

 

      Cette véritable expérience de la langue et la mise au travail du mot qu’elle engendre renvoie, selon Bobillot, à une conception oulipienne de la contrainte qui participe dès lors à l’émergence de la poésie numérique après avoir été des plus significatives dans l’histoire de la poésie sonore et de la poésie-action [32]. Après cet essai fondateur, Gysin réitère l’expérimentation et apparaît un lien récurrent avec le religieux à travers les matériaux choisis : « Poem of poems », « In the beginnning was the word » : cet iconoclasme, détruisant et réorganisant des textes religieux, s’élargit vers une utilisation de tout matériau textuel comme le préconise Gysin dans « Minutes to go » et tend vers ce que nous pourrions nommer un « logoclasme » en tant que mise à l’épreuve et destruction du logos. Un tel travail sur la langue comme matériau visuel puis sonore, renvoie à une conception asémantique de la langue, une conception qui transcende d’une part la double articulation et d’autre part, les grammaires en général. Dans un article publié dans un numéro d’Inter : art actuel consacré aux « Oralités, Polyphonix », Paul Zumthor fournit une réflexion tout à fait éclairante en ce qui concerne cette dimension de la poésie :

 

Il ne s’agit pas en cela de manifester une volonté d’expression primaire, de risquer le retour à une simplicité mythique ; mais bien plutôt de dépasser des siècles de littérature, d’en transcender les conventions tout en en digérant les conquêtes, et d’en déborder verticalement les frontières. D’où, à travers l’affaiblissement voulu ou le rejet du sémantisme, une sorte d’affirmation humaniste, d’universalisme. Le recours aux seules puissances sensorielles, fondement de notre humanité dans le corps qui nous unit, le rejet des langues qui nous séparent, des grammaires qui divisent nos cultures : ce que tentent ces poètes, c’est d’abolir la dispersion de Babel [33].

 

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[19] Ibid.
[20] G. Dumoulin, Du collage au cut-up (1912-1959). Procédures de collage et formes de transmédiation dans la poésie d’avant-garde, thèse de doctorat sous la direction de J. P. Bobillot, Université de Grenoble, 2014, p. 369.
[21] A. Farah, « La révolution Poétic’ d’Olivier Cadiot », dans N. Dupont et E. Trudel (dir.), Pratiques et enjeux du détournement dans le discours littéraire des XXe et XXIe siècles, Québec, Presses universitaires du Québec, 2011, p. 94.
[22] I. Krzywkowski, Machines à écrire. Littérature et technologies du XIXe au XXIe siècle, Grenoble, ELLUG, 2010, p. 194.
[23] P. Garnier, Spatialisme et poésie concrète, Paris, Gallimard, 1968.
[24] G.-G. Lemaire, « Préface », William Burroughs, La Machine molle. Le Ticket qui explosa. Nova Express, trad. fr. C. Pélieu et M. Beach, Paris, Christian Bourgois, 2001, p. 14.
[25] J.-P. Bobillot, Bernard Heidsieck : poésie action, Paris, Jean-Michel Place, 1996, p. 133.
[26] B. Gysin, « Les Cut-ups s’expliquent d’eux-mêmes », Œuvre croisée, Op. cit., p. 827.
[27] J.-P. Bobillot, Bernard Heidsieck : poésie action, Op. cit., p. 133.
[28] Dans la généalogie d’une telle pratique, les mouvements d’avant-gardes historiques semblent apparaître comme essentiels, notamment le futurisme et le dadaïsme qui, chacun à leur manière et selon leur visée propre, appelaient à une autonomisation plastique du mot et une atomisation de la syntaxe. Cependant, il faut aussi mentionner l’attrait pour une telle recherche au sein du modernisme américain et notamment chez Gertrude Stein. Voir G. Stein, « Money is money », The Geographical History of America [1936], New York, Vintage Books, 1973, p. 201.
[29] Voir A. Huxley, Heaven and Hell, New York, Harper & Brothers, 1956, p. 95.
[30] De l’hébreu « אהיה אשר אהיה », Exode 3 : 14.
[31] B. Gysin, « Cut-ups : projet pour une réussite catastrophique », Œuvre croisée, Op. cit., p. 840.
[32] Voir J.-P. Bobillot Quand écrire, c’est crier. De la poésie sonore à la médiopoetique & autres nouvelles du front, Atelier de l’agneau, « Que faisons-nous ? », 2016, p. 24. Notons que ce rapport à la permutation à la voix, au son était déjà présent chez Stein (voir C. De Simone, « Gertrude Stein et l’écriture des voix », Sillages critiques, n°16, 2013 (consulté en juillet 2018).
[33] P. Zumthor, « La poésie de l’espace », Inter, n°50, 1990, p. 22.