Formes auctoriales et poésie expérimentale
dans l’œuvre de Brion Gysin :
de la mécanicité à la calligraphie

- Anysia Troin-Guis
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résumé
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       Poète-artiste aux talents multiples qui adopte tour à tour le statut de poète, de romancier, de scénariste [1], de parolier [2] ou de peintre, Brion Gysin (1916-1986) a fréquenté autant de pratiques qu’il a voyagé et découvert de cultures : la France, la Suisse, la Grèce, le Maroc, l’Angleterre et les Etats-Unis sont les différentes terres d’accueil qui ont pu voir le passage du poète. Il arrive d’ailleurs à Paris en 1934 et fréquente le groupe surréaliste, duquel il est exclu par André Breton pour des raisons troubles, en 1935 [3]. S’appropriant et dépassant la pensée surréaliste, il tente d’appliquer à sa production artistique « la possibilité de perforation de la pensée, le vidage de l’image pour créer une image » [4]. Son travail s’articule alors autour d’une recherche sur l’écriture, selon une perspective expérimentale : il découvre ainsi le cut-up et la permutation. Ces trouvailles fascinent William S. Burroughs, avec qui il se lie d’une amitié profonde et durable à Paris dès la fin des années 1950. Si l’œuvre de Burroughs est reconnue par la critique et fait l’objet de nombreuses analyses, celle de Gysin semble avoir acquis moins de visibilité : pourtant l’œuvre des deux auteurs s’élabore plus que parallèlement mais collectivement. Il s’agira ainsi, non pas de distinguer radicalement le parcours de Gysin de celui de son ami Burroughs mais d’au contraire, mettre en avant la spécificité d’une œuvre qui se construit dans un aller-retour entre le collectif et l’individuel, le dialogue entre les langues et les langages.
      A l’époque de l’éclatement du sujet et de la « Mort de l’auteur » [5], la dispersion et la prolifération d’une figure unique et stable se retrouvent dans la notion même d’expérimentation, relevant intrinsèquement d’une remise en question de la toute-puissance de l’auteur. Nous réfléchirons ainsi aux différentes formes d’auctorialité que fait apparaître une pratique expérimentale de l’écriture, en nous concentrant principalement sur les œuvres constituées durant les années 1960-1970 présentant différents niveaux d’enchevêtrement entre le texte et l’image : Minutes to go [6], The Exterminator [7], Œuvre croisée. Traçant une topographie [8] de cette interaction dans l’œuvre de Gysin, il sera ainsi possible de saisir pleinement la complexité des multiples formes de représentation auctoriale dans le cadre d’œuvres mixtes et expérimentales.

 

La mécanicité de la création

 

      Les années 1960 sont l’occasion pour Gysin d’explorer avec Burroughs différents moyens d’expérimenter le langage. Dès lors, un rapport fort à la mécanicité de la création se fait jour : le cut-up et la permutation sont ainsi des procédés qui tendent à remettre en question l’idée d’un auteur comme une figure textuelle [9] ou l’expression d’une subjectivité. Ces deux procédés sont largement théorisés par les deux artistes, particulièrement dans Œuvre croisée. Le cut-up, dérivé du montage, est une pratique plastique de la littérature fondée sur la manipulation sensible de fragments de texte. En 1959, explicitant son projet, Gysin exprime son point de vue concernant les différentes techniques dont la littérature n’aurait su se saisir, contrairement à la peinture : « L’écriture a cinquante ans de retard sur la peinture. Je me propose d’appliquer les techniques des peintres à l’écriture ; des choses aussi simples et immédiates que le collage et le montage » [10]. Cette inscription au sein d’un héritage avant-gardiste permet d’établir une filiation avec les pratiques dadaïstes. D’ailleurs, le poème « Minutes to go », ouvrant le recueil éponyme co-signé par William S. Burroughs, Sinclair Beiles, Gregory Corso et Brion Gysin, fait office d’art poétique comparable au « Pour faire un poème dadaïste » [11] de Tristan Tzara :

 

Prenez un livre n’importe quel livre découpez le / découpez / de la prose / des poèmes / des journaux / des magazines / la bible / le coran / le livre des moroni / lao-tseu / confucius / la bhagavad gita / tout [12].

 

Il s’agit de développer un processus de fragmentation qui implique un « laminage discursif » [13]. Le poème expose alors la méthode, véritable appel à un découpage massif, sans aucune distinction quant à l’origine des matériaux textuels. Ceux-ci peuvent en effet être des textes, littéraires, journalistiques ou religieux [14]. « Minutes to go » apparaît alors comme le gabarit à partir duquel s’organisent les autres textes du livre, et a fortiori, des textes cut-up. Les enjeux quant à la destruction auctoriale qu’implique ce manifeste d’une nouvelle méthode de création sont discutés dès le post-scriptum du livre, à travers la voix de Corso :

 

La poésie qui peut être détruite doit l’être, même si cela revient à détruire sa propre poésie – qu’elle soit détruite. J’ai rejoint cette aventure à contrecœur et de mon plein gré. A contrecœur parce que la poésie que j’ai créée venait de mon âme et non pas du dictionnaire ; de mon plein gré parce que si elle peut être détruite ou améliorée par la méthode « cut-up », alors c’est une poésie dont je me fiche, et elle devrait donc être découpée. (…) A contrecœur parce que ma poésie est un cut-up naturel, et n’a pas besoin d’une paire de ciseaux pour être créée ; de mon plein gré parce que je n’ai pas eu d’autre choix. (…) [A]insi je déclare à ma muse : « Merci pour la poésie qui est en moi et qui ne peut pas être détruite » – car c’est ce que j’ai appris de cette courte expérience dans la poésie-machine sans inspiration [15].

 

Le conflit auctorial que pose Corso est emblématique de l’entrelacement problématique que nous souhaitons ici montrer entre expérimentation et auctorialité. Loin de renoncer à toute individualité sous l’influence d’une parole collective que viendrait véhiculer un recueil à voix multiples, Corso formule la critique d’une poésie sans inspiration, car mécanique : l’idée d’une « machine poetry » est d’ailleurs aussi évoquée par Gysin qui, pour sa part, la préconise. La dimension mécanique s’origine alors dans une logique du hasard et de l’aléatoire. C’est du moins ce qu’affirme ce dernier dans un entretien avec Gérard-Georges Lemaire :

 

Le hasard a tenu le premier rôle dans cette affaire. Au cours de l’année 1959, j’ai composé un nombre impressionnant de collages. Un jour, alors que je découpais des illustrations sur une grande table à dessin, j’ai inconsciemment cisaillé une bonne partie des journaux dont je l’avais recouverte au préalable. Je me suis retrouvé avec des colonnes d’articles coupés en deux tout à fait par accident. Sans trop y attacher d’importance, j’ai rassemblé les morceaux épars, et je me suis mis à lire les colonnes que mes ciseaux avaient curieusement associées. Je dois dire que j’ai éclaté de rire au premier coup d’œil et que, depuis ce moment, j’ai délaissé quelque peu mes collages pour me consacrer entièrement à ces surprenantes associations verbales [16].

 

Le cut-up consiste en un geste de destruction originel. D’ailleurs, une autre affirmation de Gysin, « il n’y a pas de création sans destruction / il n’y a pas de destruction sans création » [17], entérine, à travers une formule chiasmatique sans équivoque un effet miroir, fondateur d’un nihilisme créatif. Cette destruction, plus proche d’une déconstruction en ce qu’elle tend, davantage qu’à une annihilation, à une reconfiguration, engendre aussi un renouvellement de l’ordre symbolique. Au geste destructeur et matérialisé dans l’acte du découpage répond une production discursive d’une dislocation sémantique indéniable. Néanmoins, le choix du hasard n’a pas vocation à l’incohérence mais vise au contraire à révéler un sens caché, selon son instigateur. En effet, Gysin explique :

 

Coupez à travers les pages de n’importe quel livre ou journal… dans le sens de la longueur par exemple et mélangez les colonnes de texte. Remettez-les ensemble au hasard et lisez le message nouvellement constitué. Faites-le-vous-même. Utilisez n’importe quel système [18].

 

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[1] Voir. W. Burroughs et B. Gysin, « Fragments du scénario du Festin nu (extraits) », The Third Mind, New-York, Viking, 1978, trad. fr. G.G. Lemaire, Œuvre croisée [1976], dans G. G. Lemaire (dir.), The Beat Generation, Paris, Flammarion, 2005, pp. 950-960.
[2] Un passage du scénario précédemment cité, « Blue Baboon », est d’ailleurs écrit à l’origine pour être interprété par Iggy Pop, cf. J. Ambrose, Gimme danger : the story of Iggy Pop, Londres, Omnibus Press, 2009.
[3] Voir. J. Geiger, Nothing Is True, Everything Is Permitted : The Life Of Brion Gysin, New York, Disinformation Company, 2005, p. 45.
[4] J. P. Gavard-Perret, « Brion Gysin ou le peintre raté », Melusine, « Dedans-Dehors », 2003, n°23, p. 145.
[5] Voir. R. Barthes, « La mort de l’auteur » [1968], Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, pp. 61-37.
[6] W. Burroughs, S. Beiles, G. Corso et B. Gysin, Minutes to go, Paris, Two Cities Editions, 1960.
[7] W. Burroughs et B. Gysin, The Exterminator, New-York, Auerham Press, 1960.
[8] Nous utilisons ce terme à la suite de J. D. Bolter ou S. Morley pour qualifier des œuvres s’insérant dans une topographie, « un espace dans lequel l’écriture est coupée de son rôle purement verbal et expérimentée en tant que phénomène à la fois verbal et visuel », cf. S. Morley, L’Art, les mots, trad. fr. L. Echasseriaud, Paris, Hazan, 2004, p. 17 ; J. D. Bolter, Writing Space. The Computer, Hypertext, and the History of Writing, Hillsdale, Laurence Erlbaum Associates, 1991, p. 25.
[9] Nous distinguons ainsi les trois instances que recoupe la notion d’auteur : « l’homme (personne biographique), l’écrivain (personne publique) et l’auteur (figure textuelle) », C. Pluvinet, Fictions en quête d’auteur, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 15.
[10] B. Gysin, « Les cut-ups s’expliquent d’eux-mêmes », Œuvre croisée, Op. cit., p. 827.
[11] Voir T. Tzara, « Manifeste de l’amour faible et de l’amour amer », Sept Manifestes dada [1924], Paris, Editions Dilecta, 2013, p. 77.
[12] B. Gysin, « Minutes to go », Œuvre croisée, Op. cit., p. 834 ; « Minutes to go », Minutes to go, Op. cit., pp. 3-4.
[13] L. Jenny, « Sémiotique du collage intertextuel ou La littérature à coups de ciseaux », Revue d’esthétique, n°3-4, « Collages », 1978, p. 180.
[14] « Les matériaux sont traités de façon uniforme quelle que soit leur origine, discursive ou textuelle : ainsi peuvent être abruptement "montés" les propos d’une folle anonyme dans une rue de Mexico, une citation de Thomas de Quincey, un verset du Coran, un extrait d’une revue scientifique, une phrase du père de la Scientologie. Toute cette verbalité est soumise au même laminage discursif, où les fragments perdent leur volume sémantique originel », Ibid., p. 180.
[15] G. Corso, « Post-script from Gregory Corso », Minutes to go, Op. cit., p. 63 (nous traduisons).
[16] B. Gysin, « Rub Out The Words », entretien avec G. G. Lemaire, Revue d’Esthétique, n°3-4, 1975, pp. 184-185.
[17] « […] there is no creation without destruction / there is no destruction without creation », J. Férez Kuri (dir.), Brion Gysin : Tuning in to the Multimedia Age, Londres, Thames and Hudson, 2003, p. 136 (nous traduisons).
[18] B. Gysin, « Les Cut-ups s’expliquent d’eux-mêmes », Œuvre croisée, Op. cit., p. 827.