« Comme des courants d’air et de soleil ».
Les images proustiennes du quotidien dans
All the Vermeers in New York
de Jon Jost
et La Captive de Chantal Akerman

- Thomas Carrier-Lafleur et Guillaume Lavoie
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Figs. 25 et 26. Ch. Akerman, La Captive, 2000

Figs. 27 et 28. J. Jost, All the Vermeers in New York, 1990

La fulgurance des rapports

      « Proust ne cherchait pas dans le visible des arguments de description, il y cherchait la fulguration de rapports (…). L’énoncé comme la pratique de Proust nous enseignent ici à quel point écrire est le contraire de décrire. Or il apparaît non moins clairement, dans le célèbre passage de La Prisonnière sur le tableau de Vermeer, à quel point peindre est le contraire de dépeindre » [35]. Faire du cinéma un art descriptif sera une erreur tout aussi flagrante que celle évoquée ici par Georges Didi-Huberman : erreur dont, précisément, le narrateur du Temps retrouvé est lui-même coupable lorsqu’il soutient que l’image cinématographique supprime tout rapport, car elle choisit de se « borner » au réel. Cette idée, on la retrouve aussi bien chez Jost que chez Akerman. En effet, le sujet premier de All the Vermeers in New York et de La Captive n’est nul autre que le cinéma lui-même, présenté comme dispositif de pure monstration, et non comme un média narratif ou descriptif [36] (figs. 25 et 26).
      Pour La Captive, il suffit de comparer le début et la fin du film. Au début on aperçoit Simon dans un lieu sombre, équivalent de son musée intérieur, en train de projeter sur le mur un film amateur où l’on voit une bande de jeunes filles dans l’eau. Progressivement, deux visages se démarquent de ce lot, ceux d’Ariane et d’Andrée, dont le spectateur ignore encore tout. Simon avance et recule la bande pelliculaire, afin de rejouer le même petit moment dans lequel on devine qu’Ariane prononce les mots « je vous aime bien » [37]. En fait, c’est Simon qui, par-dessus l’image du film de vacances, prononce ces mots, ce qui nous porte à croire que la jeune fille les dit également. Mais, dans les faits, rien n’est moins sûr. L’image demeure illisible, indésirable. Il en ira de même lors du dernier plan du film, un long plan fixe de plusieurs minutes. On y voit la mer, celle où s’est jetée Ariane la veille au soir et où Simon a essayé de la secourir. A moins qu’Ariane, captive, n’ait tenté de s’échapper de son geôlier, et que Simon, dans un élan de colère, n’ait décidé d’en finir, noyant le mystère de la jeune femme au fond des eaux. Dans cette mer, se distingue peu à peu un point au fond de l’horizon, celui de la chaloupe de sauvetage qui ramène Simon, grelottant, qui tente de se réchauffer dans une couverture. Au fond de cette chaloupe se trouve une autre couverture, qui, on ne le saura jamais, couvre peut-être le corps d’Ariane. Mais ce que l’on voit, c’est d’abord le bleu de la couverture, non moins travaillé et important que le petit pan de mur jaune. Cette tache bleue ne signifie rien, mais elle donne son mystère à l’image, fait basculer l’ordinaire en énigme.
      Dans All the Vermeers in New York, la référence proustienne à la mort de Bergotte et au petit pan de mur jaune fonctionne comme une invitation à regarder autrement l’image, au-delà des cadres narratifs habituels de la fiction. Aussi, Jost ne tente jamais d’expliquer ce qui, contrairement au monde moderne de New York, fait la beauté spéciale des tableaux de Vermeer, mais va plutôt montrer la nécessité de leur mystère à travers leur survivance. Dans un monde d’abstractions calculées et anticipées telles les valeurs boursières alignées mécaniquement sur un écran d’ordinateur, le regard de la jeune femme du portrait éponyme vient nous rappeler la nécessité de ne pas tout comprendre, de ne pas tout pouvoir expliquer, mais de nous laisser émouvoir par l’intensité d’une correspondance, la fulgurance d’un rapport. Le rapport de correspondance est si puissant qu’Anna devient la jeune femme de Vermeer. Mark, lui, est captif du désir d’absolu qui a également rythmé toute la vie de Swann et frappé Bergotte dans sa vieillesse. Ainsi la mort de Mark signifie-t-elle peut-être la mort de l’art, thème de prédilection de Jost.
      Son attaque cérébrale provoquée par le tableau de Vermeer et la dissolution progressive d’Anna dans la toile souligne la disparition de l’art dans le présent. All the Vermeers in New York accorde aussi beaucoup d’importance à l’art contemporain, pour bien illustrer le choc esthétique entre les tribulations vaudevillesques de ce dernier et la pureté des toiles hollandaises. Dans une entrevue réalisée peu après la sortie du film [38], Jost explique que All the Vermeers in New York est le témoignage d’une conversion personnelle : d’abord un fervent défenseur d’art contemporain, il considère désormais que l’art du vingtième siècle n’a plus de valeur, sinon celle de signifier la mort de l’art. Or, comme dans le cas de Bergotte, ce renversement sera rendu possible par la redécouverte de l’art de Vermeer, que Jost transpose chez Mark, qui devient ainsi alter ego (comme Simon reflète le propre sentiment d’enfermement que vit Akerman). Ainsi le passé de l’art fait-il retour dans All the Vermeers in New York pour mieux signifier sa propre disparition. Dans ce monde où l’art véritable n’est plus, notre rapport au quotidien s’en trouve également affecté (figs. 27 et 28).
      On comprend que le quotidien n’est pas seulement ce que nous pouvons expérimenter tous les jours, mais un certain rapport à l’existence qui, pour être pleinement vécue, a besoin de passer par la médiation de l’art. Il n’importe pas de débattre si Jost a raison de croire en une mort de l’art ou Akerman de se perdre dans une ritualisation maladive du quotidien. Dans un cas comme dans l’autre, ce qui compte, c’est la survivance de l’ordinaire à même le flux cinématographique des images, comme Walter Benjamin, parmi d’autres, l’a bien dit avant nous :

 

Si le geste que nous réalisons afin de nous saisir d’un briquet ou d’une cuillère nous est déjà familier, dans les grandes lignes, nous ne savons pourtant rien de ce qui se joue au juste entre la main et le métal, et moins encore comment cela fluctue selon les différents états qui sont nôtres. C’est ici qu’intervient la caméra [39].

 

Ce que décrivait en son temps Benjamin est aujourd’hui une attitude presque innée chez quiconque a grandi en présence du cinéma. Inscrit dans nos consciences, le cinéma nous a ouvert la porte de l’ordinaire, laissant entrer d’innombrables vagues de courants d’air et de soleil. « Extensions de nos sens », selon la célèbre formule de Marshall McLuhan [40], les médias sont peut-être d’abord et avant tout les révélateurs de notre quotidien.

 

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[35] G. Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Minuit, « Critique », 1990, p. 291.
[36] Sur l’importance de l’opposition monstration/narration pour l’histoire du cinéma, voir A. Gaudreault, Cinéma et attraction : pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS, « Cinéma », 2008.
[37] Passage qui se trouve non dans La Prisonnière mais dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs.
[38] « Museums are strange places, because they are basically like necrology. They are full of dead things. Real good dead things stay alive, though. If you go to the Metropolitan Museum, which is one of the best museums in the world, ninety percent of what is on the wall is junk. A long time ago, I could never look at old art, I could only look at contemporary art. Now I can barely stand to look at contemporary art ». Cette entrevue est disponible sur YouTube sous le titre « Vermeer & Jost » (page consultée le 29 juillet 2018).
[39] W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, éd. A. de Baecque, trad. F. Joly, Payot & Rivages, « Petite bibliothèque Payot », 2013, p. 90.
[40] M. McLuhan, Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme, traduit de l’anglais par Jean Paré, Paris, Seuil, « Points : Essais », 2015, p. 40.